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Précarité économique et santé mentale

Analyse n°414 de Marine Goethals - juin 2020


En Belgique, en 2018, 20 % de la population présente un risque de pauvreté ou d’exclusion sociale.1 Si on y regarde de plus près, on observe de grandes disparités régionales. En effet, ce taux se situe en Wallonie entre 17,6 % et 26 %, autour de 10 % en Flandre contre environ 30 % à Bruxelles.2 Dans cette dernière région, les travailleurs sociaux, les médecins généralistes, les éducateurs, les policiers constatent une augmentation doublée d’une complexification des problématiques liées à la santé mentale en Région de Bruxelles-Capitale 3 ainsi qu’une augmentation des problématiques sociales en général. S’il ne s’agit pas pour autant d’un phénomène exclusivement bruxellois, la situation de Bruxelles est particulièrement inquiétante, cette analyse se concentrera donc sur le cas de la capitale.
Face à des situations de grande détresse où la pathologie constitue un problème parmi d’autres et semble davantage liée au contexte socioéconomique dans lequel évolue la personne 4, les intervenants de première ligne éprouvent un certain malaise professionnel. Ce constat est relayé par la communauté scientifique 5 et les intervenants eux-mêmes. En décembre 2016, la coordination de l’action sociale de Schaerbeek (CASS) organisait une journée d’étude dont le thème était "précarité et santé mentale : qui mène la danse ?".
En mars 2018, la fédération des associations de médecins généralistes de Bruxelles (FAMGB) tirait la sonnette d’alarme avec la publication du Livre noir de la santé mentale à Bruxelles 6 dont l’objectif était d’interpeller le monde politique sur la difficulté de l’accès aux soins de santé mentale à Bruxelles. En 2019, une enquête a été menée par la plateforme de concertation pour la santé mentale en région de Bruxelles-Capitale (PFCSM) auprès des dix-neuf CPAS bruxellois concernant l’accès aux soins de santé mentale des usagers. Le constat est identique : les travailleurs sociaux sont de plus en plus confrontés à des problématiques de santé mentale chez les bénéficiaires des CPAS. 7
Avant toutes choses, il importe de clarifier : contrairement à une idée à rebours du sens commun, précarité socioéconomique et problématique de santé mentale ne concernent pas uniquement les personnes sans-abris qui sont désorientées, parlent parfois seules ou consomment de l’alcool sur la voie publique, par exemple. Cette réalité touche de plus en plus de personnes et émerge dans des situations qui deviennent relativement courantes. La précarité maintient les individus qui en souffrent "dans des vécus angoissants qui ne font que renforcer leur vulnérabilité ou qui limitent leur accès aux soins".8 Il est évident que les conditions d’existence précaires ont des effets sur le plan psychique ou psychiatrique : anxiété, dépressions, psychoses, angoisses, etc.
Démunis face à des situations mêlant santé mentale et précarité sociale aiguë, les professionnels de première ligne se tournent naturellement vers les différents services de santé mentale : maisons médicales, ailes psychiatriques des hôpitaux, centres de cures, etc. Actuellement, l’offre de soins psychiatriques est relativement diversifiée, mais insuffisante face aux besoins.9 Par ailleurs, l’offre a dû s’adapter et elle sera encore amenée à le faire. En effet, les évolutions économiques et sociales de notre société ont eu pour effet d’élargir le champ de la psychiatrie à des problématiques qui n’en faisaient habituellement pas partie comme les assuétudes, la violence, le stress au travail, les adolescents en difficulté, etc.10 Aujourd’hui, la santé mentale ne recouvre plus seulement les pathologies psychiatriques et leur traitement en hôpital psychiatrique comme c’était le cas auparavant.
Cependant, l’offre de soins proposée par les services de santé mentale est-elle suffisante pour répondre à des problématiques intimement liées au contexte socioéconomique difficile du patient ? Les psychologues n’ont pas les moyens de résoudre nombre de problématiques sociales telles que l’accès au logement, à l’aide sociale, à l’emploi, etc. Par ailleurs, les travailleurs sociaux sont peu ou pas formés aux troubles de santé mentale et doivent pourtant prendre en charge les personnes qui en souffrent.
Dans cette perspective, la santé mentale doit impérativement être revue à l’aune des nouvelles problématiques propres à notre époque en pleine mutation (précarité socioéconomique en augmentation constante mais également burn-out et stress au travail, réseaux sociaux, etc.). L’OMS s’attend d’ailleurs à une augmentation des problématiques de santé mentale dans les prochaines décennies.
L’objet de cette analyse est d’étudier les liens entre l’augmentation des problématiques de santé mentale observée par les acteurs de terrain et la précarisation croissante de la population. Il s’agit d’une question complexe mêlant santé et social qui nécessite donc une approche transdisciplinaire.
Il sera d’abord question des effets de la précarité sur le psychique. Nous verrons comment la réforme du secteur de la santé mentale tend à s’adapter aux nouveaux enjeux. Il sera ensuite question de l’origine sociale de la souffrance psychique. Enfin, nous évoquerons la situation dans les CPAS et les missions des travailleurs sociaux qui sont en première ligne pour répondre à ces problématiques.

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1 "Personnes en risque de pauvreté ou d’exclusion sociale", Eurostat, 2018, [en ligne :] https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/t2020_50/default/table?lang=fr, consulté le 16 avril 2020.
2 IWEPS, Taux de risque de pauvreté, [en ligne :] https://www.iweps.be/indicateur-statistique/taux-de-risque-de-pauvrete/, consulté le 21 avril 2020.
3 B. BOULET, Bruxelles : La police davantage confrontée à des personnes en souffrance mentale, RTBF, 17 octobre 2019, [en ligne :] https://www.rtbf.be/info/regions/detail_bruxelles-la-police-davantage-confrontee-a-des-personnes-en-souffrance-mentale?id=10343651, consulté le 21 avril 2020.
4 "Santé mentale et exclusion sociale : à la folie, pas du tout !", Alteréchos : L’actualité sociale avec le décodeur, n°478, 25 novembre 2019.
5 Cf. travaux de J. FURTOS et P. JACQUES.
6 FAMGB, Le livre noir de la santé mentale à Bruxelles : le vécu des médecins généralistes, 1<sup>er</sup> mars 2018, [en ligne :] https://feditobxl.be/site/wp-content/uploads/2018/03/Dossier-de-presse-Livre-Noir-sur-la-Sant%C3%A9-Mentale-%C3%A0-Bruxelles.pdf, consulté le 21 avril 2020.
7 C. VANDEN BOSSCHE, État des lieux de l’accès aux soins de santé mentale au départ des CPAS bruxellois, Plateforme bruxelloise de concertation pour la santé mentale (PFCSM), mai 2019.
8 A. WILLAERT et J. MORIAU, Rapport intersectoriel 2018 : Évolution des problématiques sociales et de santé 2013-2018, Bruxelles, p. 3.
9 Ibid., p. 7 et p. 20.
10 P. JACQUES, "Souffrance psychique et souffrance sociale", Pensée plurielle, 2004/2 (no 8), p. 22, [en ligne :] https://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2004-2-page-21.htm, consulté le 21 avril 2020.


Marine Goethals est chargée de recherches au CPCP et titulaire d’un bachelier en langues et littératures romanes ainsi que d’un master en didactique du français langue maternelle.

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