Partie III

Les Fissures de l'autorité

Le repérage de l’acceptabilité d’un système est indissociable du repérage de ce qui le rend difficile à accepter : son arbitraire en termes de connaissance, sa violence en termes de pouvoir

Foucault, Qu’est-ce que la critique ?, 1978.

ni dieu, ni maître,
ni patron , ni mari

aux fondements de la pensée anarchiste

Axelle Durant et Boris Fronteddu

Temps de lecture estimé : 15 min

Introduction

Courant politique et idéologique apparu après la Révolution industrielle, l’anarchisme (ou libertarisme), est un concept assez méconnu mais pourtant foisonnant d’idées. Associé dans l’imaginaire populaire à des images de chaos et de désordre, l’anarchisme pâtit d’une connotation négative où toute vie politique serait impossible et où la population serait livrée à une vie sans règle, sans structure. Or, il n’en est rien. Le mouvement anarchiste prône, entre autre, l’auto-organisation, l’aide mutuelle, la démocratie directe … Nous développerons plus en détails les grandes idées de ce courant et quelques-unes de ses répercussions sociopolitiques dans cette analyse.

Bien que d’autres mouvements partageant certaines de ses idées lui aient préexistés, l’anarchisme connait l’essentiel de son développement théorique et intellectuel à la fin du XIXe siècle (Baillargeon, 2008). Trois grands courants existent au sein de l’anarchisme : le mutuellisme de Pierre-Joseph Proudhon ; l’antithéologisme de Mikhaïl Bakounine et le communisme libertaire de Pierre Kropotkine (Jourdain, 2020). Si ces trois courants se penchent principalement sur des questions économiques ou de répartition de propriétés et de richesse, l’anarchisme ne se limite pas à ces aspects. Il se base sur plusieurs principes : le rejet de l’autorité coercitive, l’abolition du capitalisme, la fédération des individus, l’égalité et la liberté (Jourdain, 2023).

Au cours du temps, plusieurs formes d’anarchisme ont vu le jour lorsque d’autres idéologies s’y allient, pour former de nouveaux paradigmes de réflexions, sortes d’hybridation entre plusieurs mouvements de pensée. Nous pouvons prendre comme exemples l’anarca-féminisme et l’éco-anarchisme dont les concepts propres seront abordés dans cette analyse.

Conception(s) de l’anarchisme

Pierre-Joseph Proudhon

Fils de paysans et ancien ouvrier, Pierre-Joseph Proudhon est un autodidacte, écrivain, sociologue et philosophe français du XIXe siècle. Père du « socialisme scientifique », de la sociologie moderne, il est un des premiers penseurs à se revendiquer explicitement « anarchiste ». Bien souvent éclipsées par celles du marxisme, les idées de Proudhon quant à l’économie politique socialiste et sa critique d’un socialisme autoritaire ne sont cependant pas sans intérêt (Jourdain, 2018).

Proudhon publie à partir de 1840, entre autres, trois mémoires sur la propriété où il expose sa pensée libertaire. Il critique le capitalisme qui vole le surplus de valeurs, produit collectivement par la force ouvrière mais aussi l’autorité oppressive (Proudhon, 1849). Pour lui, la « communauté » est oppressive et pousse à la servitude car elle est contraire au libre arbitre et à la raison individuelle. En effet, l’homme se plie aux ordres de ses chefs, que ce soit son père, son maitre, son roi. Si l’homme vient à remettre en cause le roi, que ce soit par raisonnement ou questionnement, la figure royale sanctionnera ces écarts grâce aux règles qu’elle émet. Proudhon en arrive à la conclusion que plus un homme est ignorant, plus son obéissance est absolue ; si la figure d’autorité assure que l’Homme se conforme aux règles, ce n’est qu’une manière de protéger son autorité en place (Guerin, 2011).

Pour Proudhon, seul l’anarchisme permet d’exercer la souveraineté par soi-même. Il explique que la liberté est égalité puisqu’elle n’existe que dans l’état social, et que sans égalité, il n’y a pas de société. La liberté est intrinsèquement issue de l’anarchisme car elle n’admet pas de gouvernement de la volonté. C’est-à-dire qu’elle n’admet pas la volonté d’un seul, mais bien l’autorité de la loi, celle qui est nécessaire. Proudhon met en garde contre la démocratie où la majorité décide car la souveraineté de l’homme y est toujours mise en avant face à la souveraineté de la loi, la souveraineté de la volonté mise à la place de la souveraineté de la raison (Proudhon, 2018).

Cette liberté anarchiste est complète car elle respecte les volontés de chacun dans les limites de la loi. Pour appliquer l’égalité et la liberté dans toute la société, le principe de mutuellisme est prôné par Proudhon, où les relations économiques sont les plus égales possibles, soutenues par l’échange, la solidarité et des crédits gratuits (Guerin, 2011).

Mikhaïl Bakounine

Bakounine est issu de la petite noblesse russe, il s’intéresse à la philosophie à Moscou avant de partir à Berlin pour achever sa formation. C’est là qu’il adopte une prise de position révolutionnaire et se retrouve banni de Russie pour avoir critiqué le Tsar et sa politique. C’est à la suite de plusieurs entretiens à Paris avec Proudhon que Bakounine devient anarchiste (Angaut, 2007).

Socialiste libertaire convaincu, aussi bien dans sa théorie que dans sa pratique, Bakounine adhère à l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) en 1868 où il s’oppose à Marx et son socialisme qu’il juge autoritaire (Angaut, 2007). De ce fait, il fonde une organisation différente au sein de l’AIT, l’Alliance Internationale de la Démocratie Socialiste, qui regroupe les socialistes révolutionnaires, et en écrit le programme. Les principaux points de revendication de cette association sont, entre autres, l’abolition des classes sociales, l’égalité sociale politique et économique des sexes, l’anticapitalisme, l’abolition des États autoritaires et l’athéisme.

Bakounine considère que la liberté est le seul environnement où les individus peuvent se développer avec intelligence, dignité et bonheur. Or, la liberté octroyée et conditionnée par l’État n’est pas au goût du philosophe qu’il estime être un privilège de quelques-uns face à l’esclavage de tous les autres, soit un idéal bourgeois et individualiste (Guerin, 2011). Tout comme pour Proudhon, la véritable liberté est celle qui permet le plein développement de tous, ayant pour seules restrictions, celles établies par le peuple lui-même, non imposées par une autorité supérieure et extérieure. L’organisation de la société doit se faire de manière spontanée pour arriver à une nouvel ordre social fondé sur le travail collectif et l’égalité économique.

Intrinsèque à la philosophie de Bakounine, l’activisme antireligieux est une pierre angulaire de sa vision de l’anarchisme, il dénonce la religion comme étant asservissante pour les individus, un esclavage intellectuel célébrant la soumission au nom d’une libération céleste illusoire et contrôlant la moralité par l’autorité des prêtres (Angaut, 2014). L’émancipation intégrale des individus motive Bakounine dans son « antithéologisme » car la religion catholique imprègne la vie sociale et politique de son époque, où l’État et le religieux ne sont pas encore séparés. La laïcité est, pour lui, la solution face aux règles et aux sanctions qu’impose la religion dans la vie du prolétariat durement exploité. « Ni Dieu, Ni Maitre » devient un slogan anarchiste : Bakounine et les anarchistes s’opposent à la religion car elle est une institution socialement et individuellement structurante et épaulée par une théologie qui est le fondement du principe d’autorité. En effet, pour Bakounine, la religion est intimement liée à l’autorité : si elle ne crée pas forcément une autorité politique, elle contribue à son maintien en légitimant le règne des puissants, a l’instar de la monarchie de droit divin et une consolation divine aliénante destinée aux plus pauvres, le paradis.

Pierre Kropotkine

Pierre Kropotkine est né au sein d’une famille de la haute aristocratie moscovite. Il entreprend des études scientifiques et devient géographe et géologue. Explorateur et anthropologue (« Pierre Kropotkine », s.d.), il voyage en Sibérie et en Mandchourie (en Chine) avant de voyager en Angleterre, en France et en Suisse où il rencontre plusieurs révolutionnaires et anarchistes. Successivement expulsé et emprisonné pour ses revendications révolutionnaires, Kropotkine élabore et théorise le concept de communisme libertaire, où l’anarchie est altruiste, solidaire et à la base de l’entraide (Guerin, 2011).

Pour Kropotkine, une révolution sociale est nécessaire pour libérer les travailleurs manuels, exploités par l’État et la bourgeoisie. Il indique qu’il faut se détacher de la forme de pouvoir que prend l’État et son gouvernement pour se tourner vers le modèle de commune autosuffisante, c’est-à-dire un mode de groupement collectiviste qui régira et s’appropriera directement les moyens de production, de capital et de richesse sans passer par des représentants détenant l’autorité, en supériorité face aux travailleurs. Ainsi, le communisme libertaire est la suite logique de cette révolution sociale car, d’après Kropotkine, l’idée du communisme est non seulement acceptée par les ouvriers mais elle serait aussi instinctive et innée chez eux (Guerin, 2011).

La centralisation politique et économique est rejetée par les anarchistes qui considèrent que l’État doit être remplacé directement par une initiative autogestionnaire et par le fédéralisme des groupes de producteurs et de consommateurs sur le principe de l’entre-aide et de la coopération – sans passer par la dictature du prolétariat comme le préconise Marx (Texier, 1998). C’est en ce point que réside la différence entre le communisme marxiste et le communisme libertaire : si les deux critiquent le capitalisme, son mode de production et militent à une révolution pour l’abolir, la mise en place de l’après révolution n’est pas la même (Preposiet, 2001).

Le concept d’entraide pour Kropotkine est fondamental à sa vision du communisme libertaire. Pour lui, l’évolution de l’individu est déterminée par l’aide et le soutien mutuels que les membres d’une même espèce s’apportent les uns aux autres et non pas sur la mise en concurrence des individus (Angaut, 2017). L’appui mutuel permet aux individus de lutter contre les obstacles dans leur vie, favorisant leur survie ; la loi naturelle des individus est un instinct, un sentiment poussant les individus à être solidaires entre-deux. Par cette logique, Kropotkine assure que le bien-être individuel est lié au bien-être collectif et nécessite une lutte commune. L’entraide facilite ainsi le progrès de la société alors que l’État, en tant qu’autorité, agit comme un frein à ces instincts d’entraide, bénéfiques au développement et au progrès sociétal (Vachet, 2021).

L’éco-anarchisme : prérequis d’une société écologiste ?

Bien que très souvent ignoré dans l’histoire du mouvement écologiste, le mouvement anarchiste a pourtant joué un rôle central dans le développement de l’écologie politique. Parmi les idées anarchistes qui se sont retrouvées au cœur de la pensée écologiste, nous pouvons notamment citer l’autonomie, l’autogestion et le localisme. Quant à l’importance accordée à l’entraide et à l’échange gratuit, ces conceptions sont reprises par de nombreux mouvements écologistes plus ou moins radicaux. Murray Bookchin, l’un des pères du mouvement éco-anarchiste posait, en 1965, un constat liant directement injustice sociale et dégradations environnementales : « la nature en tous ses aspects est convertie en marchandise, en un matériau à transformer et à vendre. Le libéralisme baptise ces processus "croissance", "société industrielle" ou "fléau urbain". Mais à la racine du phénomène, on trouve toujours la domination de l’humain sur l’humain (…) La "production pour la production" a pour corollaire aujourd’hui la "consommation pour la consommation", dans laquelle la misère croissante prend un caractère spirituel plutôt qu’une forme proprement économique — c’est la privation de vie, le dépérissement faute de vie. » (Bookchin, 1971, p. 50-77).

L’(éco)anarchisme diffère, par contre, de la plupart des courants écologistes dans son rejet de l’État et de ses institutions (White et Gideon, 2011). En effet, les mouvements écologistes tendent plutôt à appeler à une réforme de l’appareil étatique pour le mettre au service de la lutte contre les dégradations environnementales et la préservation de l’environnement. Du côté des éco-anarchistes, on considère plutôt que l’État constitue, en soi, un obstacle de premier plan à l’institution d’une société écologiste (Clarck, 2020 ; Toro, 2021). Et ce, malgré que l’État et les institutions multilatérales (telles que l’Union européenne et les Nations unies) aient développé, au cours des dernières décennies, des compétences en matière de protection de l’environnement. Selon l’éco-anarchisme, leur incapacité à infléchir véritablement le cours des dégradations environnementales démontre que l’institution étatique nationale et/ou supranationale constitue plutôt un instrument au service de la domination de l’humain sur la nature. Parmi les raisons de cette incapacité de l’État à instituer une société véritablement écologiste, nous pouvons notamment évoquer la connivence de l’État avec les intérêts capitalistes et la conception fragmentée et utilitariste de la nature des politiques publiques environnementales. Il est vrai que les exemples ne manquent pas. Le développement de l’aéroport de Liège destiné au commerce international d’Alibaba avec l’assentiment des autorités wallonnes détonne, par exemple, fortement, avec les engagements environnementaux pris par la Belgique au sein l’UE et de la Conférence des Parties (COP). Pour les éco-anarchistes, la société écologiste ne peut se réaliser qu’au travers d’une société anarchiste. Déjà dans les années 1960, Murray Bookchin, affirmant que le modèle capitaliste mène l’humanité sur la voie de l’extinction de masse, estimait qu’ « une société anarchiste n’est pas un idéal perdu dans la nuit des temps, elle est devenue la condition préalable à la mise en pratique des principes de l’écologie » (Bookchin, 1971, p. 90).

À l’institution étatique, les éco-anarchistes opposent un modèle basé sur la décentralisation et la constitution de petites communautés basées sur l’autogestion et la participation du plus grand nombre aux décisions politiques. Inspiré par les théories évolutionnistes, l’éco-anarchisme dédie une place centrale à la diversité et à l’individu qui, loin d’être fondu dans une « masse populaire », se réalise à travers un collectif. En ce sens, la somme des individus forme « un tout » en mouvement, une « éco-communauté » à l’image d’un écosystème. Au sein de ces communautés, les humains qui auraient acquis la conscience de leur individualité — la forme la plus avancée de conscience de classe selon Murray Bookchin — seraient libérés de l’oppression exercée par le capital et l’institution étatique, abolissant ainsi « le temps libre en tant que privilège social » (Ibid).

Les éco-communautés, un concept clé

L’éco-anarchisme, tout comme la pensée anarchiste dans son ensemble, est constitué d’une multitude de courants. Nous pouvons, cependant, en identifier deux principaux : le biorégionalisme et l’écologie sociale. Le premier a vu le jour dans les années 1970. Il repose sur le principe de « dialectique milieu-société » (Pelletier, 2016). Cela signifie que l’organisation politique et socioéconomique d’une communauté doit, en priorité, s’inspirer du biotope dans lequel elle s’inscrit. Ces communautés, ancrées dans leur milieu naturel, constitueraient des biorégions. « D’une certaine façon, il faudrait "lire" la nature, car elle aurait la capacité de nous enseigner sur le type de culture, de politique et de pratiques sociales que les habitant.es de quelconque biorégion devraient adopter. Concrètement, elle nous indiquerait quelle source d’énergie utiliser, quels légumes faire pousser, quels animaux chasser. » (Poisson, 2022, p. 20) En ce sens, les biorégions auraient des systèmes d’organisation hétérogènes dépendant du milieu dans lequel elles se sont constituées. Ce courant propose donc une vision déterministe de l’organisation sociale locale. Pour les tenants de cette pensée, la biorégion constituerait le découpage territorial le plus en phase avec la nature puisqu’il se baserait sur les caractéristiques écologiques du milieu. Cela permettrait de limiter la taille des communautés, facilitant ainsi la participation du plus grand nombre à l’organisation sociopolitique et économique (Ibid).

L’écologie sociale, pour sa part, est née durant les années 1960 et est en grande partie attribuée à Muray Bookchin. Ce courant pense l’organisation sociale autour du concept de « communalisme et de municipalisme libertaire ». Dans l’écologie sociale, les communautés échangent entre elles et, selon la vision de Bookchin, agiraient sous la coupole d’une structure confédérale permettant d’organiser et d’échanger entre communautés. Contrairement au biorégionalisme, le principe d’autarcie totale ne constitue donc pas un fondement de l’économie (Ibid). Ce courant de pensée est donc moins contraignant et définitivement plus en phase avec un monde où le biotope a profondément été altéré par les activités humaines. En effet, fonder toute l’organisation sociopolitique sur ce dernier — tel que le propose le biorégionalisme — apparait aujourd’hui peu pertinent. D’autant plus que certaines communautés devraient composer avec des ressources vitales peu abondantes, voire inexistantes en fonction du milieu dans lequel elles s’inscrivent (ce serait, par exemple, le cas du territoire belge où la répartition géographique des sources d’eau potable est très inégale).

À l’institution étatique, les éco-anarchistes opposent un modèle basé sur la décentralisation et la constitution de petites communautés basées sur l’autogestion et la participation du plus grand nombre aux décisions politiques. Inspiré par les théories évolutionnistes, l’éco-anarchisme dédie une place centrale à la diversité et à l’individu qui, loin d’être fondu dans une « masse populaire », se réalise à travers un collectif. En ce sens, la somme des individus forme « un tout » en mouvement, une « éco-communauté » à l’image d’un écosystème. Au sein de ces communautés, les humains qui auraient acquis la conscience de leur individualité — la forme la plus avancée de conscience de classe selon Murray Bookchin — seraient libérés de l’oppression exercée par le capital et l’institution étatique, abolissant ainsi « le temps libre en tant que privilège social » (Ibid).

Une philosophie d’action

Certains grands principes de l’éco-anarchisme ont déjà fait l’objet d’une mise en pratique au sein de diverses communautés. Tout d’abord, dans les pays du Sud global où ces communautés préexistaient à la théorisation de la pensée éco-anarchiste et dont cette dernière s’est d’ailleurs largement inspirée (Clarck, 2020). Dans l’histoire plus récente, nous pouvons citer, de façon non exhaustive, le mouvement de libération « Sarvodaya » mené par Gandhi en Inde (celui-ci appelait, notamment, à la constitution de ce que l’on pourrait aujourd’hui qualifier d’« écocommunautés » (Vettickal, 1998)), les municipalités autonomes zapatistes au Mexique (Duterme, 2014) ou le municipalisme libertaire du Rojava dans une région kurde de la Syrie inspiré par la pensée de Bookchin (Loez, 2021).

Dans l’histoire récente de la Belgique, deux expériences en particulier ont illustré la façon dont la pensée éco-anarchiste pouvait se matérialiser par l’action directe. Si les protagonistes de ces mouvements de contestation ne se sont pas collectivement revendiqués de la mouvance éco-anarchiste, leur démarche peut indubitablement y être associée. Il s’agit des « zones à défendre » (ZAD) instituées respectivement à Haren en périphérie bruxelloise et à Arlon, en Province du Luxembourg. Bien que les deux initiatives citoyennes ont été démantelées manu militari par les forces de l’ordre (respectivement en 2018 et en 2021), elles témoignent du potentiel d’une réappropriation spontanée de l’espace public par les citoyens hors de tout cadre institutionnel.

La ZAD d’Haren est née d’une opposition citoyenne à la construction d’une « mégaprison » vouée à augmenter considérablement les capacités pénitentiaires bruxelloises. Les zadistes s’opposaient, pêle-mêle, à la destruction des terres arables, à l’enfermement pénitentiaire comme modèle de « sanction » et à la concession octroyée par les autorités publiques au consortium privé Cafasso pour la construction de la prison. La critique éco-anarchiste selon laquelle l’autorité publique constitue un frein à l’institution d’une société écologiste apparaissait indéniable pour les zadistes : « Les gouvernements fédéral et régional sont du côté du problème. Ils planifient consciemment la destruction de nos lieux de vie et la destruction de la planète. » (Haren Observatory, 2016). Ce constat était également partagé du côté des zadistes d’Arlon qui, pour leur part, s’opposaient à un projet de construction sur une ancienne sablière. À l’origine de ce projet de construction, on retrouve une structure publique, l’intercommunale Idelux (dont le bourgmestre d’Arlon fait partie du conseil d’administration). Pourtant, le projet de construction se situe sur une zone humide, qualifiée par la Région wallonne elle-même, de « site de grand intérêt biologique » (Radio parleur, 2019).

L’anarca-féminisme : contre l’État et le patriarcat

L’anarca-féminisme est un mouvement alliant des revendications féministes et anarchistes. Tous les féminismes ne sont pas anarchistes et tous les anarchismes ne sont pas féministes. Néanmoins, ces deux mouvements sont loin d’être incompatibles. L’anarca-féminisme n’apparait comme courant auto-revendiqué que depuis les années 1970 aux États-Unis. Or, dès le XIXe siècle, parmi les fondateurs de la pensée anarchiste, la question de la place de la femme dans la société faisait déjà l’objet de frictions : si Proudhon est d’une forte misogynie reconnue à son époque, Bakounine, lui, est pour l’émancipation des femmes… (Noyon, 2024).

Concrètement, l’anarca-féminisme se distingue notamment des autres mouvements féministes par son opposition à l’État. De façon générale, les inégalités de genre et rapports inégaux sont dénoncés par les féministes qui cherchent à trouver des solutions aux problèmes engendrés par le patriarcat. Cependant, les féministes anarchistes considèrent la société comme dominée par des « féministes d’État » inefficaces, c’est-à-dire des féministes qui considèrent l’État comme un partenaire capable de reconnaitre le droit des femmes et l’égalité de genre, et qui participent aux institutions et aux réformes étatiques (Seemann, 2008). Pour les féministes anarchistes, l’État impose aux femmes des réglementations et des lois autoritaires concernant leur émancipation, la répression de la sexualité, la prostitution et leur corps… Or, selon elles, l’État n’est pas légitime pour décider de la place et de l’existence des individus, ce sont les femmes qui devraient être en capacité de décider pour elles-mêmes (Pereira, 2024). En ce sens, le grand combat des anarca-féministes est l’obtention de plus de libertés individuelles pour les femmes en se détachant de l’État et de son autorité puisque ce dernier serait à l’origine des rapports d’oppression dans notre société, qu’ils soient d’ordre économique, social, racial, de classe, de genre ,… (Ibid).

Le mouvement se distingue par son combat contre l’autorité illégitime et les oppressions qui en résultent : celles de la religion, de l’État, du père, du mari, du patron ,… (Pereira, 2024). Les anarca-féministes considèrent que le rapport de domination des hommes sur les femmes est la première forme de hiérarchisation dans notre société (Pelletier, 2018). Les anarca-féministes se montrent critiques à l’égard du mouvement anarchiste et de sa pensée philosophique qu’elles considèrent intrinsèquement patriarcale, que ce soit dans la théorie ou dans la pratique. Ainsi, d’après les anarca-féministes, alors que le mouvement anarchiste critique principalement les structures autoritaires de hiérarchies dans l’espace public et dans les affaires d’État, il omet ces mêmes rapports hiérarchiques lorsqu’ils prennent place dans la sphère privée, reproductive et militante…

Voltairine de Cleyre et Emma Goldman, incarnations de l’anarca-féminisme

Plusieurs femmes militantes sont devenues figures emblématiques du mouvement anarca-féministe ; c’est le cas, entre autres, de Voltairine de Cleyre et de Emma Goldman qui ont grandement contribué à rependre les idées de l’anarchisme féministe au XXème siècle.

Voltairine de Cleyre, née en 1866 dans une famille ouvrière très pauvre du Michigan, a consacré sa vie à l’émaciation des individus, étantpersuadée que le savoir en était la clé. Elle fonde, en 1911, une école gratuite ouverte aux plus modestes, mixte, basée sur les principes d’égalité et d’entraide. Opposée au capitalisme galopant qui gagne les USA suite à la révolution industrielle, elle critique l’État qu’elle désigne comme un outil de la domination bourgeoise (Doazan, 2024). Voltairine de Cleyre estime que les femmes, en plus d’être exploitées en tant que travailleuses par le système capitaliste, sont esclaves de leur mariage car la double journée est le lot des femmes mariées qui doivent s’occuper des enfants, des tâches ménagères et de la reproduction, notamment en raison de l’absence de moyen de contraception. Voltairine de Cleyre déclare que « la terre est une prison, le lit conjugal est une cellule, les femmes sont les prisonnières, et vous, messieurs, vous en êtes les gardiens ! L’adultère et le viol planent librement » (Ibid). Pour elle, l’émancipation des femmes est une nécessité car la liberté totale de la société n’est pas possible sans égalité et sans justice pour tous.

Emma Goldman est issue d’une famille juive orthodoxe dans l’Empire russe en 1869. Maltraitée par son père qui la bat et qui l’empêche d’aller à l’école durant son adolescence, Goldman poursuit son éducation en autodidacte et commence à s’opposer à l’autorité face à la violence physique qu’elle observe dans sa famille et dans la rue (Goldman, 2018). Elle migre aux États-Unis en 1885, devient couturière et s’engage dans le mouvement social ouvrier par des rencontres socialistes et anarchistes. Goldman, anarchiste et féministe radicale, milite pour la contraception, la liberté sexuelle, l’égalité, les droits des femmes et des homosexuels et critique la conception traditionnelle de la famille ainsi que le puritanisme (Heiniger, 2023). Pour Emma Goldman, la participation aux élections n’est qu’une illusion qui masque les vraies structures dominantes de nos institutions et de notre système patriarcal. Elle n’est donc pas favorable au mouvement des Suffragettes qui lui est contemporain et qui cherche à obtenir le droit de vote pour les femmes : l’illusion du suffrage universel n’améliore ni les conditions de travail, ni la position des femmes dans la société, affirme Goldman, seule l’auto-émancipation pourra faire évoluer la société contre le patriarcat (Pottier, 2024).

Ces femmes ont influencé et même participé à des actions d’anarca-féminisme. Emma Goldman a séjourné dans un Madrid assiégé avec les révolutionnaires espagnoles durant la guerre civile. Elle a aidé et soutenu le mouvement des Mujeres Libres, une organisation libertaire féministe qui a pris part à la guerre d’Espagne et a continué son action durant la révolution sociale espagnole de 1936. Communauté autogérée et militante contre le mouvement franquiste, les Mujeres Libres prônent la fin du patriarcat en permettant aux femmes de s’alphabétiser, de se former professionnellement mais aussi politiquement, le tout en soutenant la lutte révolutionnaire et l’effort de guerre. (Yusta Rodrigo, 2020).

Aujourd’hui l’anarca-féminisme est porté par une nouvelle génération de penseuses comme Irène, Jo Freeman ou Peggy Kornegger, actives à travers des essais, des mobilisations, des manifestations, des rencontres internationales, des critiques et des revendications visant à renverser un système perçu comme patriarcal et autoritaire. 

conclusion

Si le pacifisme et la non-violence sont prônés par l’anarco-pascifisme, d’autres courants au sein de l’anarchisme ne partagent pas les mêmes valeurs. Ainsi, Emma Goldman n’hésitait pas à utiliser et préconiser la violence et les méthodes terroristes pour œuvrer à son militantisme. Bakounine et Kropotkine, étant révolutionnaires, prônent une changement politique radical en passant par la violence. Si aucun d’entre eux ne se revendique violent, il est à noter qu’une part conséquente du mouvement anarchiste perçoit la violence comme un moyen inéluctable plutôt qu’un objectif en soi. Cependant, nous l’avons vu, les expériences récentes d’anarchisme en Europe semblent désormais s’être détournées des méthodes d’action violentes pour favoriser des mouvements de désobéissance civile telles que la constitution de ZAD et l’occupation d’espaces publics et de bâtiments, notamment, par le squat ou par des black bloc. Ces méthodes ouvrent l’imaginaire à de nouveaux possibles par le biais d’une double temporalité : l’expérimentation immédiate avec, comme horizon, l’institution d’une société anarchiste égalitaire et libérée du carcan étatiste traditionnel.

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