Partie II
Les sujets de l'autorité
Quel type de sujet le pouvoir requiert-il pour atteindre son efficacité maximale
Seleneart, Michel Foucault : le problème de l’acceptabilité du pouvoir, 2016.
Quel type de sujet le pouvoir requiert-il pour atteindre son efficacité maximale
Seleneart, Michel Foucault : le problème de l’acceptabilité du pouvoir, 2016.
Cette réalité fait émerger de nouvelles formes d’interaction entre ce que nous appellerons les ‘machines’ et nous. L’une de celles-ci est étroitement liée au sujet de cette revue. Notre hypothèse est que les outils numériques semblent en effet commencer à exercer sur nous, ou plutôt, nous sommes en train de leur conférer, une certaine autorité sur nos vies.
L’autorité revêtant une dimension morale et politique, il peut être surprenant, comme l’indique Thierry Ménissier, philosophe à Grenoble et auteur d’un article scientifique sur la « confiance en l’intelligence artificielle et l’autorité des machines » (Ménissier, 2021, p. 3), de parler de l’autorité d’une machine ou d’un outil (on parle généralement de l’autorité d’un parent, de l’autorité politique, etc.) ; pourtant, indique le philosophe, « l’observation de la réalité » pousse à prendre au sérieux cette idée (Ibid.). L’autorité est liée à la confiance, or « il existe de la confiance envers l’action efficace des machines », qui donne donc naissance, de facto, à « l’essor d’un nouveau genre d’autorité lié à l’efficience technologique » (Ibid.).
Cet article se veut un rapide tour d’horizon de ce nouveau type d’interaction, voué à ouvrir et susciter le questionnement et la réflexion.
Commençons par une petite mise en contexte. Depuis quelques années, différentes études et sondages noteraient un appel de plus en plus pressant à un pouvoir fort, autoritaire au sein de la population belge et européenne. Ainsi, en Allemagne, le soutien à un leader fort qui ne serait pas entravé par le parlement ou la justice serait passé de 6 % en 2017 à 16 % en 2023. (Pew Research Center, 2024, p. 12) Dans le même temps, en Pologne, l’appel à un pouvoir autoritaire serait passé de 15 à 25 %. (Ibid.) En France, un sondage IPSOS de 2024 pointe que 51 % des Français indiquent que seul un pouvoir fort et centralisé peut garantir l’ordre et la sécurité. (Ipsos, 2024, p. 28) Un quart de la population française considérerait aussi que la démocratie n’est pas le meilleur système politique existant. (Ibid.)
Qu’en est-il en Belgique ? Une enquête de 2022 de la RTBF et du journal la Libre pointait que 39,5 % des sondés considèrent que « notre société serait mieux gérée si le pouvoir était concentré dans les mains d'un seul leader ». (RTBF, 2022) Ce chiffre était de 37 % l’année précédente. Dans la même enquête, 16 % des sondés estiment qu’un parti unique serait le moyen « le plus efficace de diriger le pays ». D’autres sondages vont dans le même sens et sont même parfois plus alarmants. Ainsi, de 2020 à 2024, le souhait au sein de la population belge d’une gouvernance de type autoritaire serait passé de 52 % à 69,2 %. (Fondation Ceci n'est pas une crise - Survey & Action, 2024, p. 59) L’idée que le « chef », en tant que voix du peuple, ne devrait pas être gêné par des personnes non élues (juges, presse, fonctionnaires, intellectuels critiques…) rencontre aussi un succès croissant (58 % en 2023 et 66 % en 2024). (Ibid., p. 70)
Si le constat semble en soi alarmant, il convient de prendre ces chiffres avec des pincettes. En soi, ce ne sont « que » des sondages, des enquêtes d’opinion et l’histoire récente nous a démontré toutes leurs limites (BREXIT, Clinton vs Trump, …). On ne peut les envisager comme une représentation parfaitement conforme de nos réalités politiques ou sociologiques. D’un autre côté, ces « instantanés » de l’état de nos sociétés semblent recevoir de plus en plus une expression concrète. L’Institut suédois pour la démocratie (V-Dem) note dans son rapport 2024 que la part de la population mondiale vivant dans une autocratie est passée de 48 % à 71 % en dix ans. (University of Gothenburg/V-Dem Institute, 2024, p. 6) De manière générale, c’est le constat d’une démocratie en déclin qui amène le directeur de l’institut à parler d’une situation « pire que dans les années 30’ ». (Le Monde, 2024) En Belgique, l’Institut fédéral pour la protection et la promotion des droits humains parle aussi d’une fragilisation ces dernières années de l’État de droit. (RTBF, 2024) À ce niveau, on peut évoquer le refus par certains gouvernements (fédéral et régionaux) d’appliquer les décisions de justice constatant une violation des droits humains (Rapport sur l'État de droit 2024, 2024, p. 40), « d’une détérioration sans précédent de la liberté de la presse » via la multiplication de censures préventives et des procédures-baillons (Association des journalistes professionnels (AJP)/ Fédération européenne des journalistes (FEJ), 2024), du projet d’interdiction judiciaire de manifester qui est à nouveau sur la table dans l’accord de l’Arizona (Amnesty, 2025), etc. La Ligue des droits humains fait le même triste constat pour le plat pays. (Ligue des droits humains, 2024)
En parallèle de cette régression générale de l’État de droit, partout en Europe, les mouvements d’extrême droite grimpent. Ils sont maintenant au pouvoir en Italie, aux Pays-Bas, en Finlande, en Slovaquie, en Hongrie. En Suède, l’extrême droite soutient le gouvernement sans en être membre. En Autriche, le Parti populaire autrichien a atteint des sommets aux dernières élections en devenant le premier parti avec près de 29 % des voix. La droite radicale monte aussi en Allemagne et en France où elle est aux portes du pouvoir. En Belgique, on connait le même phénomène. Le Vlaams Belang est devenu la deuxième force politique du pays et va pour la première fois diriger des communes. De manière générale et au niveau international, des figures types du leader « fort » ne s’encombrant pas de contre-pouvoirs sont largement plébiscitées (Trump, Orban, Fico, Milei…). Au-delà des sondages, ces réalités électorales semblent aussi appuyer une tentation autoritaire concrète au sein de la population.
Comment expliquer cette forme de « virage autoritaire » dans le monde et en Belgique ? Plusieurs tentatives de réponses peuvent être avancées. On pourrait parler de l’augmentation des inégalités qui mettent à mal le contrat social et au final remettent en question la démocratie. Jean Pierret (ULB) parle aussi de l’augmentation du pouvoir d’influence d’organisations internationales comme l’Organisation Mondiale du Commerce ou l’Union Européenne qui sont parfois peu représentatives et, manquant de transparence, éloignent le citoyen des acteurs décisionnels effectifs. (Massart et Sohier, 2021, para. 4) Ces tentatives d’explication mériteraient déjà à elles seules une étude. Cependant, si elles mettent en lumière des conditions favorisant des oppositions plus larges au système actuel, elles ne permettent pas de comprendre complètement le choix de la réponse ou de la supposée solution : l’autoritarisme. Les leçons ou expériences du 20e siècle ne devraient-elles pas nous avoir immunisés contre ce danger et nous amener à concevoir d’autres formes de réponses ? Pour essayer de répondre à cette question, il faut se plonger dans le travail d’Adorno et de ses collègues de l’école de Francfort autour de ce qu’ils appellent la « personnalité autoritaire ».
En 1950 est publié « La personnalité autoritaire ». Ce travail, auquel participe Théodore Adorno (philosophe et sociologue allemand) alors qu’il était en exil aux États-Unis, a commencé au beau milieu de la Seconde Guerre mondiale. Son objectif ? Comprendre comment des sociétés entières ont pu « faire le choix » du fascisme. Pour ce faire, Adorno et ses collègues de l’école de Francfort vont interroger plus de 2 000 personnes provenant de toutes les couches de la population dans une vaste enquête psycho-sociologique. Ils vont soumettre ces personnes à différentes propositions qu’elles devront approuver ou désapprouver. Ils réaliseront aussi des entretiens libres afin que les sujets puissent développer plus précisément leurs pensées. En fonction des réponses sur un ensemble de domaines, ils vont dresser les contours de la personnalité autoritaire, c’est-à-dire des traits de personnalité qui vont créer un potentiel fasciste et autoritaire. On parle de « potentiel » ou « potentialité », car l’enquête ne porte pas sur des personnes se revendiquant ouvertement comme fascistes. Au contraire, l’idée est d’interroger des personnes de tous horizons et de toutes conditions sociales et d’y évaluer des traits de personnalité qui pourraient les amener, dans un certain contexte politique, économique ou historique, à soutenir des courants fascistes et autoritaires. Tout est fait, notamment dans la manière de tourner les questions, pour éviter qu’ils comprennent qu’on évalue ce potentiel antidémocratique. Même si les résultats de leur travail y sont aussi transposables, il est important de préciser qu’Adorno et ses collègues n’ont pas directement pour objectif de dresser un portrait du leader fasciste et autoritaire. Leur focus est sur la population, la société, les électeurs et les traits de caractère chez ces derniers qui favoriseraient le soutien à des mouvements ou politiques autoritaires.
Au final, ils vont dresser une mesure de la personnalité autoritaire appelée « l’échelle F », pour fascisme. Cette échelle est basée sur neuf variables, critères ou traits de personnalité. Ces diverses caractéristiques combinées créeraient un potentiel fasciste plus ou moins important. Ainsi, la personnalité autoritaire serait marquée par le conformisme, c’est-à-dire une adhésion rigide aux valeurs conventionnelles ou de la classe moyenne. (Adorno, Nevitt Sanford, Frenkel-Brunswik et Levinson, 1950, p. 228) Attention, on ne parle pas ici d’une simple acceptation, réfléchie et consciente, des valeurs « traditionnelles », mais d’une adhésion plus rigide et absolutiste. (Ibid., p. 230) Cette adhésion aux valeurs conventionnelles et ce conformisme au potentiel antidémocratique sont notamment le résultat de pressions sociales extérieures, du groupe d’appartenance. (Ibid.) Pour Adorno, « l’individu conformiste suit avec bonne conscience les diktats de l’agent externe où qu’ils puissent le conduire » (Ibid.).
Sans surprise, la personnalité serait aussi adepte de la soumission à l’autorité, celle de son groupe d’appartenance, une soumission sans remise en question ou critique. (Ibid., p. 228) On ne parle pas ici « d’un simple respect réaliste, équilibré à l’égard d’une autorité bien fondée, mais celui d’un besoin émotionnel exagéré et total de soumission » (Ibid., p. 231). Cette caractéristique aurait une conséquence fâcheuse : l’agression ou agressivité autoritaire. Cela correspondrait à une « tendance à être sur le qui-vive, et à condamner, rejeter, et punir les gens qui violent les valeurs conventionnelles » (Ibid., 228). L’idée serait que l’individu serait « frustré » par sa soumission totale à des normes rigides et son incapacité à critiquer les autorités de son groupe d’appartenance. (Ibid., pp.232-233) Il va alors chercher un objet sur lequel « se défouler ». (Ibid.) Notamment ceux accusés de ne pas respecter ces « valeurs conventionnelles », « de se la couler douce » alors que la personnalité autoritaire elle se « restreint ». (Ibid.) Ce n’est pas vraiment un « bouc émissaire », mais plutôt un déplacement de l’hostilité non exprimée à l’égard de l’autorité vers des groupes externes, souvent des minorités. (Ibid.) Selon Adorno, « on peut donc dire que la présente variable [l’agression autoritaire] représente la composante sadique de l’autoritarisme, tout comme celle qui précède [la soumission à l’autorité] représente sa composante masochiste » (Ibid., p. 232).
En réalité, cela illustre toute l’ambivalence de la personnalité autoritaire. Pour Katia Genel1, « la personnalité autoritaire n’est pas un chef qui serait surpuissant et qui va écraser tout le monde. C'est un mélange […] de désir d'assujettissement de l'autre, et de désir de soumission de soi-même. Il y a une chaine de dépendance qui conduit à un rapport d’exclusion des minorités et de soumission à l’autorité » (Radio France, 2024). Cette ambivalence ou contradiction se retrouverait aussi au niveau des valeurs conventionnelles. En effet, si la personnalité autoritaire se présente donc comme protectrice de ces valeurs et les utilise pour critiquer ceux qui les transgressent, elle pourra elle-même être prête à toutes les violations de ces mêmes valeurs pour punir les transgresseurs. (Ibid.) Adorno nous dit : « une fois que l’individu s’est convaincu qu’il y a des gens qui méritent d’être punis, il est en possession d’un canal à travers lequel exprimer les pulsions agressives les plus profondes, tout en se considérant comme absolument moral. Si ses autorités externes, ou bien la foule, donnent leur approbation à cette forme d’agressivité, celle-ci peut prendre les formes les plus violentes, et peut persister après qu’ont été perdues de vue les valeurs conventionnelles au nom desquelles elle s’est exprimée ». (Adorno, Sanford, Frenkel-Brunswik et Levinson, 1950, p. 233).
Les personnalités autoritaires seraient aussi superstitieuses et auraient régulièrement recours aux stéréotypes. (Ibid., p. 236) Ainsi, la personnalité autoritaire utiliserait des catégories rigides pour comprendre le monde qui l’entoure. (Ibid.) C’est donc une simplification de la réalité. Dans le même ordre d’idée, la superstition serait la croyance en des forces « surnaturelles », cachées qui seraient à l’œuvre. (Ibid.) C’est en réalité à nouveau une forme de simplification. Dans des termes plus contemporains, on pourrait rapprocher cela d’une tendance au « complotisme ». Pour Hélène Frappat2, cela dénoterait une obsession de pouvoir toujours tout expliquer (« il n’y a pas de hasard »,…) et illustrerait une volonté d’avoir une maitrise autoritaire de la réalité, de l’interprétation. (Radio France, 2024) Pour finir, la « superstition » ou le « complotisme » sont aussi compris comme une forme d’abandon, on retire sa responsabilité des événements en cours, car ceux-ci seraient le fruit de « forces incontrôlables ». (Adorno, Sanford, Frenkel-Brunswik et Levinson, 1950, p. 236)
Le cinquième critère abordé dans l’étude est la dimension projective de la personnalité autoritaire. Dans les grandes lignes, on va donc projeter sur le monde et sur les groupes externes ses propres pulsions. (Ibid., p. 240) « Si un individu insiste sur le fait que quelqu’un a des desseins hostiles à son égard, alors que nous ne trouvons aucune preuve que cela est vrai, nous avons de bonnes raisons de suspecter notre sujet lui-même d’intentions agressives, qu’il cherche à justifier par des mécanismes projectifs » (Ibid.). L’exemple le plus marquant est peut-être l’idée d’un « complot juif » visant à détruire le peuple allemand alors même que ce sont les nazis qui organisaient l’extermination des juifs d’Europe.
Pour finir, au-delà de la dimension projective, les autres variables étudiées sont le « sexe » (autrement dit, « un souci exagéré des comportements sexuels » (Ibid., p. 228)), la variable puissance et rigidité (tendance à envisager toutes les relations humaines sous l’angle faible/fort, leader/suiveur, domination/soumission (Ibid., p. 237)). On y parle aussi « d’anti-intraception », c’est-à-dire une opposition à ce qui relève de la subjectivité, de l’imaginaire, de la tendresse (Ibid., p. 228) d’où découle une méfiance vis-à-vis des artistes, des rêveurs considérés comme faibles. « Cette attitude générale - l’anti-intraception - mène aisément à la dévaluation de l’humain et à la surévaluation des objets physiques ; à son point le plus extrême, les êtres humains sont considérés comme des objets physiques à manipuler froidement » (Ibid., p. 235). La dernière variable est la destructivité et le cynisme, qui exprimeraient une forme d’hostilité généralisée et d’avilissement de l’humain (Ibid., p. 228) qui est une autre forme d’expression de l’agressivité de l’individu. (Ibid., 239) Pour Adorno, en croyant « qu’il est de l’ordre de la « nature humaine » d’exploiter son prochain et de lui faire la guerre », ce type de personnalité peut plus facilement exprimer et justifier sa propre agressivité, car, au final, selon lui tout le monde fait de même. (Ibid.)
Notons que l’important ici est la relation, le jeu entre ces différentes variables. Ces variables sont liées entre elles. Par exemple, la dimension projective et la dimension destructive/cynique de la personnalité autoritaire ne sont pas isolées. De plus, un seul critère ne créerait pas en soi un potentiel fasciste. Ainsi, un simple conformisme est en soi moins dangereux que s’il est couplé à une agressivité autoritariste. C’est donc en fonction du résultat obtenu sur ces différentes variables qu’on obtient un potentiel antidémocratique plus ou moins grand.
Ces variables et leurs contenus bien qu’intéressantes n’ont en soi pas beaucoup de valeur explicative de la situation actuelle. Elles représentent simplement des caractéristiques que l’on pourrait qualifier de réactionnaires, mais ne disent rien quant au pourquoi du retour en odeur de sainteté de courants antidémocratiques. Pour cela, il faut se poser plusieurs questions. Ces traits de caractère sont-ils partagés au sein de sociétés dites démocratiques ? Comment expliquer leur absence ou prégnance ? Sont-ils d’ordre « pathologique » ou font-ils partie d’une certaine forme de normalité ? Pour tenter d’y répondre, il faut en arriver aux conclusions plus générales de l’étude.
En 1950 est publié « La personnalité autoritaire ». Ce travail, auquel participe Théodore Adorno (philosophe et sociologue allemand) alors qu’il était en exil aux États-Unis, a commencé au beau milieu de la Seconde Guerre mondiale. Son objectif ? Comprendre comment des sociétés entières ont pu « faire le choix » du fascisme. Pour ce faire, Adorno et ses collègues de l’école de Francfort vont interroger plus de 2 000 personnes provenant de toutes les couches de la population dans une vaste enquête psycho-sociologique. Ils vont soumettre ces personnes à différentes propositions qu’elles devront approuver ou désapprouver. Ils réaliseront aussi des entretiens libres afin que les sujets puissent développer plus précisément leurs pensées. En fonction des réponses sur un ensemble de domaines, ils vont dresser les contours de la personnalité autoritaire, c’est-à-dire des traits de personnalité qui vont créer un potentiel fasciste et autoritaire. On parle de « potentiel » ou « potentialité », car l’enquête ne porte pas sur des personnes se revendiquant ouvertement comme fascistes. Au contraire, l’idée est d’interroger des personnes de tous horizons et de toutes conditions sociales et d’y évaluer des traits de personnalité qui pourraient les amener, dans un certain contexte politique, économique ou historique, à soutenir des courants fascistes et autoritaires. Tout est fait, notamment dans la manière de tourner les questions, pour éviter qu’ils comprennent qu’on évalue ce potentiel antidémocratique. Même si les résultats de leur travail y sont aussi transposables, il est important de préciser qu’Adorno et ses collègues n’ont pas directement pour objectif de dresser un portrait du leader fasciste et autoritaire. Leur focus est sur la population, la société, les électeurs et les traits de caractère chez ces derniers qui favoriseraient le soutien à des mouvements ou politiques autoritaires.
Au final, ils vont dresser une mesure de la personnalité autoritaire appelée « l’échelle F », pour fascisme. Cette échelle est basée sur neuf variables, critères ou traits de personnalité. Ces diverses caractéristiques combinées créeraient un potentiel fasciste plus ou moins important. Ainsi, la personnalité autoritaire serait marquée par le conformisme, c’est-à-dire une adhésion rigide aux valeurs conventionnelles ou de la classe moyenne. (Adorno, Nevitt Sanford, Frenkel-Brunswik et Levinson, 1950, p. 228) Attention, on ne parle pas ici d’une simple acceptation, réfléchie et consciente, des valeurs « traditionnelles », mais d’une adhésion plus rigide et absolutiste. (Ibid., p. 230) Cette adhésion aux valeurs conventionnelles et ce conformisme au potentiel antidémocratique sont notamment le résultat de pressions sociales extérieures, du groupe d’appartenance. (Ibid.) Pour Adorno, « l’individu conformiste suit avec bonne conscience les diktats de l’agent externe où qu’ils puissent le conduire » (Ibid.).
Sans surprise, la personnalité serait aussi adepte de la soumission à l’autorité, celle de son groupe d’appartenance, une soumission sans remise en question ou critique. (Ibid., p. 228) On ne parle pas ici « d’un simple respect réaliste, équilibré à l’égard d’une autorité bien fondée, mais celui d’un besoin émotionnel exagéré et total de soumission » (Ibid., p. 231). Cette caractéristique aurait une conséquence fâcheuse : l’agression ou agressivité autoritaire. Cela correspondrait à une « tendance à être sur le qui-vive, et à condamner, rejeter, et punir les gens qui violent les valeurs conventionnelles » (Ibid., 228). L’idée serait que l’individu serait « frustré » par sa soumission totale à des normes rigides et son incapacité à critiquer les autorités de son groupe d’appartenance. (Ibid., pp.232-233) Il va alors chercher un objet sur lequel « se défouler ». (Ibid.) Notamment ceux accusés de ne pas respecter ces « valeurs conventionnelles », « de se la couler douce » alors que la personnalité autoritaire elle se « restreint ». (Ibid.) Ce n’est pas vraiment un « bouc émissaire », mais plutôt un déplacement de l’hostilité non exprimée à l’égard de l’autorité vers des groupes externes, souvent des minorités. (Ibid.) Selon Adorno, « on peut donc dire que la présente variable [l’agression autoritaire] représente la composante sadique de l’autoritarisme, tout comme celle qui précède [la soumission à l’autorité] représente sa composante masochiste » (Ibid., p. 232).
En réalité, cela illustre toute l’ambivalence de la personnalité autoritaire. Pour Katia Genel, « la personnalité autoritaire n’est pas un chef qui serait surpuissant et qui va écraser tout le monde. C'est un mélange […] de désir d'assujettissement de l'autre, et de désir de soumission de soi-même. Il y a une chaine de dépendance qui conduit à un rapport d’exclusion des minorités et de soumission à l’autorité » (Radio France, 2024). Cette ambivalence ou contradiction se retrouverait aussi au niveau des valeurs conventionnelles. En effet, si la personnalité autoritaire se présente donc comme protectrice de ces valeurs et les utilise pour critiquer ceux qui les transgressent, elle pourra elle-même être prête à toutes les violations de ces mêmes valeurs pour punir les transgresseurs. (Ibid.) Adorno nous dit : « une fois que l’individu s’est convaincu qu’il y a des gens qui méritent d’être punis, il est en possession d’un canal à travers lequel exprimer les pulsions agressives les plus profondes, tout en se considérant comme absolument moral. Si ses autorités externes, ou bien la foule, donnent leur approbation à cette forme d’agressivité, celle-ci peut prendre les formes les plus violentes, et peut persister après qu’ont été perdues de vue les valeurs conventionnelles au nom desquelles elle s’est exprimée ». (Adorno, Sanford, Frenkel-Brunswik et Levinson, 1950, p. 233).
Les personnalités autoritaires seraient aussi superstitieuses et auraient régulièrement recours aux stéréotypes. (Ibid., p. 236) Ainsi, la personnalité autoritaire utiliserait des catégories rigides pour comprendre le monde qui l’entoure. (Ibid.) C’est donc une simplification de la réalité. Dans le même ordre d’idée, la superstition serait la croyance en des forces « surnaturelles », cachées qui seraient à l’œuvre. (Ibid.) C’est en réalité à nouveau une forme de simplification. Dans des termes plus contemporains, on pourrait rapprocher cela d’une tendance au « complotisme ». Pour Hélène Frappat, cela dénoterait une obsession de pouvoir toujours tout expliquer (« il n’y a pas de hasard »,…) et illustrerait une volonté d’avoir une maitrise autoritaire de la réalité, de l’interprétation. (Radio France, 2024) Pour finir, la « superstition » ou le « complotisme » sont aussi compris comme une forme d’abandon, on retire sa responsabilité des événements en cours, car ceux-ci seraient le fruit de « forces incontrôlables ». (Adorno, Sanford, Frenkel-Brunswik et Levinson, 1950, p. 236)
Le cinquième critère abordé dans l’étude est la dimension projective de la personnalité autoritaire. Dans les grandes lignes, on va donc projeter sur le monde et sur les groupes externes ses propres pulsions. (Ibid., p. 240) « Si un individu insiste sur le fait que quelqu’un a des desseins hostiles à son égard, alors que nous ne trouvons aucune preuve que cela est vrai, nous avons de bonnes raisons de suspecter notre sujet lui-même d’intentions agressives, qu’il cherche à justifier par des mécanismes projectifs » (Ibid.). L’exemple le plus marquant est peut-être l’idée d’un « complot juif » visant à détruire le peuple allemand alors même que ce sont les nazis qui organisaient l’extermination des juifs d’Europe.
Pour finir, au-delà de la dimension projective, les autres variables étudiées sont le « sexe » (autrement dit, « un souci exagéré des comportements sexuels » (Ibid., p. 228)), la variable puissance et rigidité (tendance à envisager toutes les relations humaines sous l’angle faible/fort, leader/suiveur, domination/soumission (Ibid., p. 237)). On y parle aussi « d’anti-intraception », c’est-à-dire une opposition à ce qui relève de la subjectivité, de l’imaginaire, de la tendresse (Ibid., p. 228) d’où découle une méfiance vis-à-vis des artistes, des rêveurs considérés comme faibles. « Cette attitude générale - l’anti-intraception - mène aisément à la dévaluation de l’humain et à la surévaluation des objets physiques ; à son point le plus extrême, les êtres humains sont considérés comme des objets physiques à manipuler froidement » (Ibid., p. 235). La dernière variable est la destructivité et le cynisme, qui exprimeraient une forme d’hostilité généralisée et d’avilissement de l’humain (Ibid., p. 228) qui est une autre forme d’expression de l’agressivité de l’individu. (Ibid., 239) Pour Adorno, en croyant « qu’il est de l’ordre de la « nature humaine » d’exploiter son prochain et de lui faire la guerre », ce type de personnalité peut plus facilement exprimer et justifier sa propre agressivité, car, au final, selon lui tout le monde fait de même. (Ibid.)
Notons que l’important ici est la relation, le jeu entre ces différentes variables. Ces variables sont liées entre elles. Par exemple, la dimension projective et la dimension destructive/cynique de la personnalité autoritaire ne sont pas isolées. De plus, un seul critère ne créerait pas en soi un potentiel fasciste. Ainsi, un simple conformisme est en soi moins dangereux que s’il est couplé à une agressivité autoritariste. C’est donc en fonction du résultat obtenu sur ces différentes variables qu’on obtient un potentiel antidémocratique plus ou moins grand.
Ces variables et leurs contenus bien qu’intéressantes n’ont en soi pas beaucoup de valeur explicative de la situation actuelle. Elles représentent simplement des caractéristiques que l’on pourrait qualifier de réactionnaires, mais ne disent rien quant au pourquoi du retour en odeur de sainteté de courants antidémocratiques. Pour cela, il faut se poser plusieurs questions. Ces traits de caractère sont-ils partagés au sein de sociétés dites démocratiques ? Comment expliquer leur absence ou prégnance ? Sont-ils d’ordre « pathologique » ou font-ils partie d’une certaine forme de normalité ? Pour tenter d’y répondre, il faut en arriver aux conclusions plus générales de l’étude.
Avant de continuer, on ne peut s’empêcher d’appliquer les variables précédentes à un cas concret, celui de Trump en tant que symbole des « nouveaux » courants réactionnaires et d’extrême droite. On pourrait déjà noter que ce dernier n’hésite pas à insulter concrètement et violemment tous ses adversaires politiques, « les transgresseurs » au mépris des valeurs « américaines » dont il se fait le défenseur (agressivité autoritariste). C’est à une violence « libérée » à laquelle il fait référence. Il a plusieurs fois sous-entendu la possibilité de tuer ces « transgresseurs » (Hillary Clinton (The Guardian, 2016), le général Mark Milley (The Atlantic, 2023), …). Lors de la dernière campagne, il n’avait pas non plus hésité à appeler à « une journée de vraie violence, bien comme il faut » de la part de la police pour mettre fin aux crimes dans le pays. (The Guardian, 2024a) La dimension projective est aussi extrêmement forte chez Trump. Il répète ad nauseam qu’on a lui a volé les élections alors que c’est lui qui a tenté de renverser ces mêmes élections. Il présente continuellement les médias « traditionnels » comme pourvoyeurs de fausses informations alors qu’il est reconnu comme le champion de la désinformation. (Washington Post, 2021) Lors de sa première prise de parole en tant que candidat en 2016, il a accusé les Mexicains d’être des violeurs (CNN, 2018), alors qu’il a lui-même été reconnu coupable d’agression sexuelle dans l’affaire E. Jean Carroll. (CNN, 2024) On pourrait continuer très longtemps sur ce thème. Il est aussi adepte des notions de puissance. Il envisage les relations humaines et internationales presque exclusivement sous le prisme domination/soumission, fort/faible, etc. Ses tweets sont saturés des mots « perdants » ou « faibles » pour s’en prendre à ses adversaires politiques. Sur le volet « superstition » ou « complotisme », Trump et ses électeurs sont aussi de très bons clients. Dans cet univers, tout s’explique par des « forces cachées » et rien n’est jamais dû au hasard. Par exemple, Trump parle d’un réchauffement climatique créé par la Chine pour nuire aux États-Unis (New York Times, 2016), d’un « deep state » entravant son travail politique (Reuters, 2025) ou encore que Dieu l’a sauvé de la tentative d’assassinat dont il a été victime afin qu’il puisse redresser les États-Unis (The Guardian, 2025b).
Pour finir, sa vision de l’Amérique est aussi peuplée de dangers de toutes sortes, elle est en déchéance, au bord du gouffre, victime des appétits de ses ennemis en tout genre. Cette vision apocalyptique met en lumière la variable cynique et destructive de Trump. On va s’arrêter là. Trump ressemble au prototype même de la personnalité autoritaire selon Adorno et l’école de Francfort. Il dispose en tout cas d’un fort potentiel antidémocratique selon cette grille de lecture. Deux enquêtes réalisées en 2016 avaient d’ailleurs montré que Trump attirait de manière disproportionnée les électeurs de type « autoritaire ». (MacWilliams, 2016, pp. 25-27 ; Vox, 2016). Quoiqu’il en soit, à l’exception de la soumission à l’autorité, il semble cocher toutes les cases. Etablies dans les années 1940, ces variables semblent malheureusement toujours d’actualité.
Cette « actualisation » des variables de la personnalité autoritaire nous permet d’arriver aux conclusions de l’étude. En réalité, selon Peter Gordon, l’avènement d’un personnage comme Trump aurait très peu surpris Adorno. (Radio France, 2018) En effet, au terme de leurs recherches, Adorno et ses collègues remarquent que même dans une démocratie, et ce juste après les événements tragiques de la Seconde Guerre mondiale, il existe des personnalités au fort potentiel autoritaire. Il « suffirait » par exemple que les conditions économiques, sociales ou politiques changent pour permettre à ce potentiel fasciste de complètement s’exprimer. C’est là l’une des grandes conclusions de cette large enquête : l’avènement des régimes autoritaires et fascistes n’était pas une erreur ou un faux pas de l’histoire moderne. La personnalité autoritaire ou le potentiel autoritaire sont présents dans chaque société, à des degrés divers en fonction des individus. La personnalité autoritaire est un type de personnalité parmi d’autres, coexistant au sein de nos sociétés. A ce niveau, les chiffres belges et européens montrant l’appel à une gouvernance de type autoritaire par une partie non négligeable de la population semblent confirmer cette conclusion. Il est à noter que ces chiffres sont aussi en croissance ce qui tend à montrer que les conditions actuelles semblent activer et favoriser l’expression de ce potentiel « antidémocratique ».
En d’autres termes, les personnalités au potentiel autoritaire ne sont pas une pathologie, mais le produit de toute société, de sa culture. Pour aller plus loin, un produit parmi d’autres des sociétés modernes capitalistes. C’est un point extrêmement important qui ressort de ce travail. Pour Peter Gordon, Adorno et ses collègues de l’École de Francfort « refusent de faire une distinction rassurante disant que le fascisme était une mauvaise chose, mais que le reste de la modernité capitaliste est bonne » (Ibid.). Dans les grandes lignes, on ne peut pas dire : « le fascisme était une pathologie et, heureusement, nous ne souffrons pas de cette pathologie » (Ibid.). Au contraire, « l’école de francfort dit que les « pathologies sociales » qui ont généré le fascisme sont enracinées dans les formes normales de la modernité capitaliste ou de la démocratie libérale » (Ibid.).
Il est vrai que certaines variables de la personnalité autoritaire peuvent facilement être mises en lien avec la modernité capitaliste. Prenons l’anti-intraception. Dans les sociétés modernes capitalistes, on peut facilement concevoir les êtres humains ou les citoyens comme étant essentiellement des consommateurs, des travailleurs, de simples variables d’ajustement économique. Tout est ramené à la productivité au détriment du subjectif, du sujet en tant que personne consciente. Il serait compliqué de nier que cette objectivation de l’être humain, version extrême de l’anti-intraception, ne fait pas partie d’un certain fonctionnement « normal » de nos sociétés modernes. Aussi, dans un capitalisme débridé et dans l’économie de marché, les relations économiques sont souvent guidées par le rapport de force. On accepte et on considère comme normale la mise en concurrence des agents économiques ou entreprises. Une mise en concurrence qui valorise et induit des logiques de gagnant/perdant, de domination/soumission, fort/faible. Le présupposé même de l’économie de marché peut être ramené au trait « cynique » / « destructive » de la personnalité autoritaire. Ainsi, selon le « père » de l’économie politique moderne Adam Smith, « ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais de la façon dont ils s’attachent à leur propre intérêt. Nous nous adressons non à leur humanité, mais à leur égoïsme, et nous ne leur parlons jamais de nos nécessités personnelles, mais de leurs avantages » (A. Smith, 1776, pp. 48-49). Pris au pied de la lettre, l’être humain ne serait alors guidé que par ses intérêts individuels et égoïstes. Dans la logique d’Adorno, ce type de « projection » permettrait de justifier toute « violence » ou agressivité égoïste, car, au final, c’est dans la nature humaine d’agir ainsi.
Adorno remarque d’ailleurs que les personnes aux « hauts scores » sur l’échelle F sont en réalité mieux adaptées à la société actuelle et au climat culturel dominant que les personnalités démocratiques. (Adorno, 1948, p. 5) Ils en partagent les valeurs principales. En réalité, ils en sont juste une version plus « extrême ». Cela appuie encore la logique que ce type de personnalité ne peut être considéré comme pathologique.
Si on en revient à Trump, il est lui-même un pur produit de la société américaine moderne et de l’industrie culturelle. Sa starification est le résultat de sa participation à l’émission de télé-réalité « The Apprentice » entre 2004 et 2015. Il y joue son propre rôle ou l’image qu’il veut en donner, c’est-à-dire celui « du plus grand magnat de l’immobilier à New York ». Dans cette émission, il met en concurrence des personnes désirant travailler pour lui afin d’obtenir des salaires mirifiques. Chaque semaine, Trump les évalue, les juge et surtout, il les vire. On y célèbre les « gagnants », les « self made men » dans la « jungle » du capitalisme. Il y pratique déjà les remarques sexistes, misogynes et se construit l’image d’un entrepreneur féroce et couronné de succès. Une projection dont ses électeurs raffolent. En réalité, Trump n’est pas un élément subversif à la culture américaine, il en est son pur produit.
Pour résumer, on ne peut pas se rassurer et se réconforter en envisageant les expériences autoritaires passées comme de faux pas de l’histoire moderne. Toute société dispose d’un potentiel autoritaire, les enquêtes récentes en Belgique et en Europe nous le montrent. Ce potentiel est en partie le produit même du fonctionnement de cette société, de sa culture. Ce n’est pas une pathologie, une maladie, loin de là. C’est un signal d’avertissement donné par Adorno. Certains avaient suggéré que la personnalité autoritaire avait été maintenant remplacée par la personnalité narcissique. Une « figure de l’individu hédoniste, mobile et ironique, libéré des frustrations, sans appartenances fermes, et n’entretenant avec les traditions et les pouvoirs qu’un rapport désenchanté et sceptique » (Haber, 2001, pp. 65-66). Si ce raisonnement tient la route, force est de constater à la lumière des événements politiques récents que la personnalité autoritaire conserve toute son actualité.
Une autre conclusion essentielle de l’étude est l’importance de l’éducation et de la cellule familiale en rapport avec cette fameuse personnalité autoritaire. En réalité, les auteurs se rendent compte que cette propension à la personnalité autoritaire n’est pas spécialement liée à la « classe sociale », la situation socio-économique. (Bordier, 2008, para. 9). Cette potentialité est répartie à travers toutes les couches de la société. Alors, qu’est-ce qui différencie les personnalités autoritaires des personnalités qu’on pourrait qualifier de « démocratiques » ? Car, heureusement, nos sociétés ne produisent pas que des personnalités au potentiel fasciste. En réalité, la plupart des individus affichent un score moyen sur l’échelle F (c’est-à-dire ni complètement démocratique ni complètement autoritaire). Ils se rendent alors compte qu’un élément déterminant est la « famille ». « Dans cette étude, les seuls individus qui ne cochent pas ces cases de l’échelle F sont ceux qui ont eu des parents dont les rapports étaient égalitaires ou plus ou moins égalitaires. Où la femme pouvait travailler, où la vision de l’amour n’est pas sur le modèle de la violence ou de l’adhésion à un patriarcat abusif. […] La construction de la personnalité dans l’enfance apparait petit à petit comme cruciale dans le livre. […] Ils s’intéressent aux types de rapports humains qui existaient dans la famille et en quoi ces rapports font déjà société. […] C’est cette microsociété qui est importante » (Radio France, 2017).
Dans les grandes lignes, la structure psychique et le rapport à l’autorité seraient notamment formés dans l’enfance et auraient par la suite un impact politique. On note, par exemple, que les individus ayant de hauts potentiels autoritaires ont eu tendance à évoluer dans des familles à la discipline stricte et menaçante. (Else Frenleel-Brunswik, 1950, p. 385) Ils remarquent que ce type de régime familial favoriserait des traits de personnalité potentiellement antidémocratiques (soumission imposée à l’autorité, volonté de punir ceux qui s’écartent des règles, valorisation de la force et la puissance, incapacité à exprimer ou méfiance vis-à-vis de ses émotions etc.). Au final, selon Hélène Frappat, pour nous détacher de ce potentiel autoritaire, Adorno nous invite à changer la structure de la famille patriarcale. (Radio France, 2024)
Nous n’avons pas l’occasion dans cette analyse d’approfondir la question. Cependant, il est intéressant de noter que la résurgence de mouvements ou courants de type autoritaire fait suite à un mouvement de remise en question profond du patriarcat. Il est d’ailleurs clair que certains de ces courants ou leaders de type fort mettent souvent en avant le retour d’une certaine forme de masculinité plus virile ou, en tout, cas critiquent ce qu’ils appellent « l’idéologie du genre ». Cette entreprise de reprise en main autoritaire du pouvoir semble s’accompagner d’une reprise en main autoritaire des questions liées à la famille et aux relations homme/femme. Au final, cela nous montre que quand on questionne la famille, les questions de genre, on interroge aussi un certain rapport à la démocratie ou, à contrario, à l’autoritarisme.
Nous arrivons à la conclusion de cette analyse. On l’a vu, il y aurait un soutien de plus en plus grand en Europe pour des formes de pouvoir de type autoritaire. Cela serait également le cas en Belgique. Des propositions indiquant que « notre société serait mieux gérée si le pouvoir était concentré dans les mains d'un seul leader » ou qu’un « chef », en tant que voix du peuple, ne devrait pas être gêné par des personnes non élues (juges, presse, fonctionnaires, intellectuels critiques…) rencontreraient un succès croissant dans notre pays. Si ce ne sont « que » des sondages ou enquêtes d’opinion, ces tendances trouvent malgré tout une expression concrète dans les urnes. À travers l’Europe, les partis d’extrême droite grimpent et participent même au pouvoir dans un nombre croissant de pays. La Belgique n’est pas non plus épargnée avec le Vlaams Belang qui est maintenant la deuxième force politique du pays et gouverne pour la première fois des communes. À travers le monde, des leaders de type « fort » sont de plus en plus plébiscités alors que l’État de droit est en régression ou est fragilisé, notamment en Belgique.
Face à cette situation, les textes d’Adorno refont surface. Il est d’ailleurs récemment devenu une icône de la lutte contre l’extrême droite en Allemagne (Libération, 2019). L’étude sur la personnalité autoritaire nous apprend qu’on ne peut se réconforter par l’idée que les expériences autoritaires ou fascistes du 20e siècle n’étaient qu’un faux pas de l’histoire. En effet, toutes nos sociétés sont marquées par un potentiel antidémocratique. Ce potentiel prend la forme de traits de « caractère » qui sont partagés à des degrés divers par la population et qui forment la personnalité autoritaire. Ce potentiel autoritaire ou ces personnalités au potentiel autoritaire ne sont pas une anomalie, mais notamment le fruit du fonctionnement « normal » de nos sociétés, de notre culture ou de nos structures familiales. Nous sommes sûrement tous touchés par des traits de type autoritaire plus ou moins prononcé. Il est en réalité difficile de se détacher de cette recherche d’autorité. Cela doit nous amener à prendre les chiffres en Belgique évoquant le retour de « l’attrait du chef », la fragilisation de l’État de droit et la montée de mouvements politiques d’extrême droite avec le plus grand sérieux.
L’aspect plus « positif » du travail d’Adorno est qu’en réalité la « personnalité majoritaire » au sein de nos sociétés est catégorisée comme « moyenne » sur l’échelle F. Ni complètement « démocratique », ni profondément autoritaire. Mais à nouveau, cela n’est en aucun cas un gage de sécurité. Erich Fromm, un sociologue allemand qui faisait aussi partie de l’école de Francfort, avait mené le même type d’étude dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres alors que le parti nazi gagnait en popularité. Ces conclusions pointaient également que la majorité de la population (75 %) pouvait être considérée comme moyenne sur cette échelle de l’autoritarisme. (Fromm, 2004, p. 123) Le risque étant selon lui que cette majorité « moyenne » n’ait pas les « capacités psychologiques » de résister à une offensive de la frange autoritaire (10 %). (Braune, 2019, p. 14) Une prédiction qui s’est révélée cruellement correcte.
Nous faisons donc le constat d’un danger, d’un potentiel autoritaire qui ne peut être négligé. Mais finalement, quelles réponses pouvons-nous y apporter ? Si répondre à cette question n’était pas l’objet de cette analyse de, nous nous essayons à l’exercice sans prétention d’exhaustivité. Il parait évident qu’il va falloir rapprocher la démocratie du citoyen, l’impliquer plus concrètement. Il sera également nécessaire d’assurer une meilleure redistribution des richesses pour rétablir le contrat social. Pour finir, les derniers chapitres de cette analyse nous poussent à souligner que la démocratie ou le potentiel démocratique de nos sociétés ne se construit pas uniquement au niveau politique. Le rapport à l’autorité se construit dans le quotidien à tous les échelons de notre société, dans les écoles, au travail, dans nos structures économiques, mais aussi dans les questions de genre, les relations homme/femme, dans la famille. C’est en approfondissant la possibilité critique, l’ouverture, l’égalité dans tous ces domaines qu’on réduira peut-être sur le long terme le potentiel fasciste, autoritaire ou antidémocratique de nos sociétés.