Prenons l’exemple des technologies de l’information, et spécialement celui de l’intelligence artificielle : sous prétexte d’une démocratisation de l’information, ces « techno » accompagnent désormais certaines des figures d’autorité, parents, enseignants, etc., dans leur perte de légitimité. Pourtant, simultanément elles génèrent aussi de nouvelles incarnations d’une autorité plus diffuse et indirecte, et ce dans la mesure où ces technologies conditionnent désormais nos modes de vie et de pensée. Nos choix, opérés par l’intermédiaire de machines, semblent de fait reposer davantage sur la confiance que sur la persuasion.
Aux yeux de Max Weber, le fonctionnement du pouvoir économique repose sur une domination « par constellation d’intérêts », quand le pouvoir politique construit sa domination sur l’autorité, charismatique, rationnelle ou légale. Or les évolutions récentes des modes de gouvernance néolibérale ne rendent-elles pas cette distinction en partie caduque ? Et ce, à mesure que le pouvoir politique fait reposer son action sur un argumentaire dominé par des impératifs marchands ? (Colliot-Thélène C., 2016)
Des auteur·e·s important·e·s, comme Michel Foucault ou encore Judith Butler et Wendy Brown, ont analysé de façon critique la production du discours d’autorité sous l’ère néolibérale, spécialement celui du droit et de ses institutions. Ils y identifient une autre tendance qui tend à déposséder davantage la population de la décision politique : l’impératif de sécurité, autour duquel l’autorité et la légitimité du pouvoir semblent se concentrer de plus en plus. Permettant la suspension de la loi ou sa modification en urgence, l’impératif sécuritaire est situé, en ce sens, au-dessus de celle-ci (Foucault, 1994, 367). Centres fermés pour migrants où la violation des libertés individuelles et des droits à une aide juridique est ordinaire, nouveaux mécanismes extraordinaires de poursuite et de répression des infractions terroristes portant atteinte aux droits fondamentaux, état d’urgence permettant de légiférer par arrêté royal pendant la crise sanitaire du Covid-19, etc. Cette nouvelle forme d’autorité par la voie de l’exception, si elle transforme et renforce la souveraineté étatique (Butler, 2004) quelle place laisse-t-elle à la souveraineté populaire ?
En contrepoint, au sein des mouvements de protestation contemporains en faveur de la reconstruction de la démocratie, on peut identifier l’émergence de nouvelles stratégies de légitimation de l’action collective. D’Occupy Wall Street aux États-Unis en 2011 en passant par le mouvement des Gilets jaunes en France et en Belgique en 2018 mais aussi l’explosion (ou “éclosion”) sociale chilienne de 2019 et jusqu’aux rassemblements étudiants urbains et ruraux en Serbie depuis novembre 2024, ces mouvements sont le plus souvent exploratoires, acéphales et massifs. S’ils portent sur des causes et contextes distincts, ils semblent avoir en commun de faire naître des formes inédites d’expression du collectif et de (re)penser radicalement les modes démocratiques de faire autorité.
Dans cette revue, nous proposons donc de voir l’autorité à travers ses transformations récentes, mais aussi dans sa continuité historique. Sans jamais être en rupture avec ses versions passées, l’autorité pourrait-elle s’intégrer à nos rapports sociaux sous de nouvelles formes ? Comment l’autorité se rend-elle acceptable aujourd’hui ? Nous proposons d’y réfléchir en trois temps.
L’autorité existe avant tout à travers la parole, et plus largement à travers l’expression, écrite ou même strictement gestuelle. C’est en référence aux conseils du sage, à la sentence du juge, à l’ordre d’une mère, à la thèse d’un chercheur, à l’injonction d’une cheffe, à l’explication d’un professeur, ou encore à l’œuvre d’une artiste, que l’on dit d’une personne qu’elle « a de l’autorité » ou que son expression « fait autorité ». En lui reconnaissant de l’autorité, on pourrait dire que ce que l’on attribue à l’expression de cette personne, ce n’est ni plus ni moins le statut de vérité. Par son expression, la figure d’autorité livre une certaine forme de vérité, qu’elle soit scientifique, spirituelle, éducative, juridique, politique, artistique, etc. L’individu la reconnait comme telle sans qu’il soit immédiatement nécessaire de le convaincre ou de l’y contraindre.
Nous croyons à la vérité d’une telle expression, car elle a été produite suivant le régime de vérité propre au lieu et à l’époque à laquelle nous appartenons. Par « régime de vérité », notion que l’on doit à Michel Foucault, il faut entendre toutes les procédures sociales, symboliques, institutionnalisées, ritualisées, par lesquelles la vérité est établie. C’est un « mode de prétention à la possession de la vérité » qui fonde une croyance collective à un temps t et permet ainsi de retracer l’histoire de l’autorité (Leclerc, 2001). Foucault propose différents « modes fondamentaux du dire-vrai » – la prophétie, la sagesse, l’enseignement, la technique et la parrêsia – qui s’incarnent et se combinent ensemble dans une culture, une société, un régime de vérité particulier (Foucault, 1984, 27). Mais ce qui nous intéresse surtout chez Foucault, ce sont les liens qu’il tisse entre discours d’autorité et pouvoir. Le pouvoir est induit de la multiplicité des rapports de force constituant un domaine particulier, par exemple, la famille, la médecine ou l’enseignement. Il y structure les comportements et y produit la normalité (Foucault, 1975, 196). Pour le philosophe, la volonté de savoir, qui repose sur la recherche de la vérité, constitue l’instrument du pouvoir par excellence. (Foucault, 1976)
Ainsi, les relations de pouvoir qui s’inscrivent dans le temps et se rendent acceptables sont celles qui se structurent à travers des discours d’autorité : répétés et prévisibles, mis en scène et ritualisés. Les deux premiers articles de cette revue explorent donc les formules du « dire vrai » qui structurent certains rapports de pouvoir contemporains. Quels mécanismes, quels discours aujourd’hui prennent une telle allure de vérité que nous en négligeons de les interroger ?
Le premier article interroge l’autorité dont sont dotées les règles budgétaires européennes et les politiques d’austérité qui en découlent. Présentées non pas comme une politique économique choisie, mais comme la seule issue technique pour garantir la stabilité et la croissance économiques, les mesures d’austérité sont devenues une « vérité incontournable » pour la plupart des partis politiques européens. Que se cache-t-il derrière la rhétorique de la responsabilité et du mal nécessaire, avancée pour instaurer l’austérité ? Comment les règles et les taux régissant l’imposition de restrictions budgétaires aux États-membres ont-ils été créés ? Et surtout, comment ces règles ont-elles acquis un tel statut d’autorité leur permettant de discréditer toute velléité d’opposition et de critique ?
C’est le « régime de vérité » au fondement du mode de gouvernance économique que cet article a pour vocation de décrire et de questionner.
Les auteures du deuxième article projettent, quant à elles, la question de l’autorité et de son discours sur leur propre secteur, soit celui de l’éducation permanente. En effet, dans le cadre du travail d’éducation permanente, les animateurs·rices disposent d’un espace de parole et de transmission dont il est utile d’interroger la portée symbolique. Transmet-on des outils au développement d’une pensée critique et d’une action émancipatrice ou prêche-t-on pour sa propre vision ou, pire, pour une pensée consensuelle et servile auprès du public ? Cette question semble caricaturale, mais elle a l’avantage de jeter un pavé dans la mare et de questionner une bien-pensance parfois laissée à la dérive dans le secteur. C’est l’enjeu que la 2e contribution à cette revue propose d’explorer au travers d’une triple analyse du secteur : le rapport interindividuel entre travailleurs et public, le niveau institutionnel et le contexte légal et historique.
L’autorité, pour exister, ne dépend pas tant du consentement des autres ou d’une reconnaissance. Elle repose plutôt sur des « schémas de docilité » à travers lesquels les sujets sont construits pour accepter l’autorité. En d’autres mots, dans leurs rapports à eux-mêmes et aux autres, les sujets sont amenés à se définir d’une telle manière que l’autorité leur apparait comme logique, naturelle ou raisonnable. Ceci est rendu possible par toute une série de dispositifs concrets, le modèle familial, l’école, l’entreprise, l’hôpital, etc., par lesquels les individus sont amenés à ajuster leurs attentes et leurs comportements, à les mettre en cohérence avec les schémas connus. La façon dont les individus « se gouvernent eux-mêmes » entretient donc un rapport étroit avec la façon dont ils sont dirigés par les autres.
Quels schémas de docilité sont donc à l’œuvre au sein de notre société ? Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’intervention dite « ordolibérale » sur l’ensemble des champs sociaux, dirigée à la fois pour et contre le marché, est fondée sur une sorte de « pacte de sécurité » proposé à la population. En d’autres termes, l’État (social) aménage des garanties, sécurise la vie individuelle, contre l’incertitude, les accidents, le risque, etc. Le néolibéralisme, dès les années 1980, vient exacerber cette logique sécuritaire en la subordonnant radicalement à la préservation de l’ordre économique et de la liberté entrepreneuriale : l’État « désinvestit l’intervention sociale, jugée trop coûteuse, mais maintient ou renforce l’encadrement policier de la part de la population qui ne s’inclut pas « d’elle-même » dans les mécanismes du marché ou qui risquerait de perturber la bonne marche des affaires. » (Monod, 2019, 94) En Belgique, tout en amorçant l’érosion des « politiques sociales », le néolibéralisme a aussi pour effet de reformater la fonction même de ces dernières : il met l’action sociale au service de cette nouvelle approche radicale de la sécurité à travers le modèle de l’État social actif. La glorification néolibérale de la liberté entrepreneuriale, flanquée d'arguments d’autorité scientifique, induit ainsi une nouvelle façon pour les individus de se rapporter à eux-mêmes.
C’est ce nouveau rapport que cette 2e partie de revue explore, en envisageant les dimensions psychosociales au fondement des relations contemporaines d’autorité.
La troisième contribution propose un questionnement sur les rapports particuliers qu’entretiennent les individus avec eux-mêmes lorsque ces rapports sont médiés par des outils digitaux. Elle interroge l’autorité que les machines numériques exercent sur les individus à travers la liberté même qu’elles promettent leur donner. Elle suggère comment ces outils participent d’une société qui a poussé le plus loin l’extension de la logique marchande à toutes les sphères de la vie sociale, jusque dans l’intimité familiale et individuelle. Les individus ont effectivement appris à se rapporter à leurs corps, leurs capacités intellectuelles, etc., selon une logique d’investissement qui se rapproche de celle de l’entreprise. Ce sujet « rationnel », conscient de ses choix et « augmenté » n’en reste pas moins foncièrement gouvernable. C’est même grâce à ce nouveau rapport économique à soi que l’État tout comme les entreprises vont pouvoir agir en permanence sur l’environnement et les préférences du sujet « par un système d’incitations et de handicaps économiques. » (Monod, 2019, 124)
La quatrième contribution, quant à elle, interroge la propension grandissante de la population belge et européenne à désirer voir un chef autoritaire prendre le pouvoir et s’affranchir de l’opinion des corps intermédiaires (médias, juges, syndicats, etc.). Que ce soit au travers d’enquêtes ou au travers des urnes, les sociétés occidentales montrent de fait le retour indéniable d’une pensée fascisante, voire fasciste, au sein de leurs espaces politico-médiatiques. L’auteur propose ainsi d’analyser certains des facteurs qui rendent légitime la cristallisation au sein de la société d’une version essentiellement coercitive de l’autorité. Il propose de se replonger dans les recherches du sociologue Adorno sur la « personnalité autoritaire » pour montrer que, loin d’être une parenthèse pathologique et exceptionnelle de l’histoire récente, l’essor du fascisme tient d’un penchant autoritaire en germe au sein de nombreux individus dans la société. Mobilisant ces recherches à la lumière de la réalité politique occidentale actuelle, la 4e contribution nous rappelle leur pleine actualité et invite les lecteurs et lectrices à une réflexion collective autour des démons passés et présents de leur société.
Finalement, pour comprendre les conditions sous lesquelles une autorité existe, il est essentiel de cerner les espaces et les relations à travers lesquels celle-ci est remise en cause. Ce qui rend une autorité inacceptable pour certain.e.s, constitue de fait un point d’ancrage à partir duquel son existence, ici « en tension », peut être analysée. Il s’agit de comprendre pourquoi, comment, une autorité a perdu sa raison valable ou n’en a jamais eu. Le « régime de vérité » par lequel l’autorité déploie son discours devient alors l’objet de critiques, soit parce que l’autorité elle-même ne respecte pas ses propres règles, soit parce que ces règles apparaissent inadaptées à l’expérience de certains sujets, ou bien encore parce qu’elles rentrent en contraction avec d’autres régimes de vérité jugés plus aptes à rendre compte du réel.
D’autre part, malgré l’affirmation d’une crise de l’autorité au sein de notre société contemporaine, certaines formes d’autorité apparaissent pourtant dans la pratique de moins en moins ébranlables. C’est que l’autorité est à la fois plus rigide et diffuse. Ce paradoxe s’explique notamment par le fait que le type d’autorité dominante, plutôt bureaucratique et formelle, repose sur une division complexe et ultra-professionnalisée, rendant toute velléité de contestation ou de renversement bien plus ardue, voire quasi absurde. Que les règles bureaucratiques soient modifiables uniquement selon leur efficacité (entendue de plus en plus au sens économique du terme) rend leur contrôle d’autant plus inaccessible à une population jugée non-initiée. Ainsi, « le degré de rationalisation atteint par les formes les plus modernes d’administration rend impossible "une révolution, au sens de la création par la violence de formations de domination tout à fait nouvelles" » (Weber, 2015, cité par Colliot-Thélène, 2019).
Comment l’autorité a-t-elle existé et existe-t-elle face à ses détracteurs ?
Ce n’est donc pas uniquement le contenu du discours ou des impératifs avancés par l’autorité qui peut être remis en question. Ce qui peut être contesté, ce sont aussi les processus institutionnels et les fondements idéologiques sur la base desquels ce discours et ces impératifs sont produits. La sixième contribution à la revue donne à voir une forme bien précise de contestation face à l’autorité et à ses fondements idéologiques et institutionnels, celle de l’anarchisme. Dans cet article, les auteurs proposent une définition de l’anarchisme à travers ses grands penseurs et penseuses, mais aussi certains de ses mouvements historiques, loin des clichés de chaos et de désordre auxquels il est parfois associé.
Les anarchistes, d’un courant ou d’une génération à l’autre, se sont toujours opposés à une lutte strictement politique qui consisterait à d’abord s’emparer du pouvoir par les voies institutionnelles existantes. Seule une véritable révolution matérielle et de la pensée ainsi qu’une mise en pratique immédiate de leurs impératifs de démocratie directe et d’économie mutualiste peuvent, à leurs yeux, permettre d’atteindre l’émancipation, l’égalité et la liberté du peuple.
Ses formes les plus récentes, féministes et environnementalistes, sont présentées par les auteurs et rendent compte de son actualité toujours transformée et hybridée.
Cet article est suivi d’une frise qui retrace les formes que prend la répression, policière et judiciaire, des actions environnementalistes contemporaines à travers le monde et spécialement les pays européens. Empruntant parfois certains des idéaux anarchistes, ces actions et les mouvements qui les portent trouvent une réponse souvent violente et punitive, bien que pas toujours coordonnée et cohérente, de la part des autorités étatiques.
La question des possibles voies de fuite face à une autorité administrative rigide et complexe est au cœur des réflexions portées par le dernier article. Il questionne les rapports d’autorité propres au secteur du logement et à la lutte pour un logement digne pour tous·tes. L’élément central relevé dans l’article concerne les relations que l’autorité dominante tisse avec d’autres autorités. En effet, autour d’une autorité formelle et dominante gravitent d’autres formes d’autorités informelles. Pour s’exercer sans violence et sans persuasion, l’autorité dominante doit donc composer avec ces dernières. L’auteure relève les cas où l’autorité dominante entreprend de neutraliser des formes naissantes d’autorités secondes afin de préserver sa place d’influence. Sur base de son enquête de terrain, l’auteur vise précisément la pratique du squat réappropriée et formalisée par les autorités administratives bruxelloises sous le modèle « légalisé » de l’occupation précaire. Si elle peut parfois choisir de composer avec les autorités secondes, l’autorité dominante peut également entreprendre d’en neutraliser la dimension disruptive en les réintégrant à elle.