Les ingénieurs imaginaires de l’Arizona

Billet d'humeur n°4 pour la thématique
Sociétés et Environnement - Juillet 2025

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« Si on veut travailler comme les ingénieurs, à un moment, il faut avoir des données » déclarait Adrien Dolimont (MR) au micro de la RTBF le 14 juillet 2025 [1]. Le président du gouvernement wallon s’exprimait ainsi au sujet de la réforme du chômage actée par le gouvernement Arizona le 21 juillet 2025 [2]. Celle-ci doit mener à l’exclusion de plus de 180.000 personnes du chômage dans le courant de l’année 2026 [3]. Cette métaphore visant à comparer l’action gouvernementale au travail d’ingénieurs fait écho aux déclarations de Georges Louis-Bouchez (MR) qui avait annoncé vouloir « gérer le pays comme des ingénieurs, pas comme des poètes » [4]. Intéressons-nous donc aux dites données.

« Les chiffres ne mentent pas »

D’après le Bureau du plan, la réforme du chômage — limitant les allocations à une durée de deux ans — grèvera la croissance économique du pays jusqu’en 2028. Ces prévisions se basent sur « l’érosion du pouvoir d’achat » causée par la réforme c’est-à-dire l’appauvrissement des ménages touchés par celle-ci [5]. Et pour cause, Adrien Dolimont, interrogé par des parlementaires wallons sur les conséquences de cette mesure a concédé qu’« un tiers des exclus sera remis à l'emploi, un tiers ira vers les CPAS et un tiers, heu… disparaîtra des radars... », aidé par son collègue Nicolas Tzanetatos  qui suggère « travaillera en black » [6]. On appréciera la précision de l’ingénieur. Toujours selon le Bureau du plan, les très nombreuses mesures d’austérité prévues par l’Arizona (pensions, santé, marché du travail, …) ne permettront pas non plus de ramener le déficit sous la barre des 3% du Produit intérieur brut comme promis initialement. Au contraire, le déficit pourrait atteindre 5,4% d’ici 2029. Le gouvernement aurait, en effet, surestimé les « effets retour » de ses réformes auxquelles il convient d’ajouter l’augmentation des dépenses militaires, le poids de la dette et les exemptions d’impôts promises [7]. « Les chiffres ne mentent pas » avait pourtant déclaré, le premier ministre Bart de Wever lors de son discours de politique générale en février 2025 [8].

Au sujet des chiffres qui ne mentent pas, une récente étude publiée par le réseau Éconosphères démontrait qu’en 2022 le soutien de l’État belge aux entreprises privées lucratives s’élevait à 52 milliards d’euros (plus du quintuple des aides concédées en 1996) et ne comprenaient que peu ou pas de garanties effectives concernant le maintien de l’emploi ou l’investissement dans l’entreprise [9]. Dans le même temps, en Belgique, le nombre de « super-riches » (c’est-à-dire les personnes disposant d’un patrimoine immédiatement disponible d’au moins 30 millions d’euros) a augmenté de 9% entre 2023 et 2024 [10]. Autant de données qui semblent constituer un angle mort de la politique budgétaire et fiscale gouvernementale.

Les données climatiques aux oubliettes

Beaucoup plus concret que les prévisions des « effets retour » du gouvernement Arizona ; le dôme de chaleur qui s’est abattu sur la Belgique entre la fin du mois de juin et le début du mois de juillet 2025 [11]. Le 1er juillet, le thermomètre indiquait 35,9° à Uccle. Au cours du siècle dernier, la température a dépassé trois fois les 35° à Uccle au cours du mois de juillet. Ce 1er juillet marquait la dixième fois que ce palier était franchi depuis 2010 [12]. Rien que dans douze grandes villes analysées par des chercheurs britanniques (dont Paris, Londres et Francfort), cette vague de chaleur se serait soldée par le décès prématuré de 2.300 personnes entre le 23 juin et le 2 juillet 2025. D’après l’analyse publiée par le Graham Institute, deux tiers de ces décès sont attribuables au changement climatique. Et les chercheurs de rappeler que le bilan en termes de vies humaines est donc bien supérieur aux dernières catastrophes naturelles qui ont touché l’Europe [13].

Et du côté de l’Arizona ? Le 21 juillet 2025, le gouvernement fédéral a annoncé un accord concernant la contribution fédérale au Plan National Énergie Climat [14]. Avec un an de retard, la Belgique se place parmi les pires retardataires de l’UE aux cotés de la Pologne pour la soumission de son plan à la Commission européenne. Afin de rédiger ce plan, le gouvernement avait interrogé 1.560 personnes. Il en ressort qu’un impôt sur la fortune des plus gros patrimoines apparaissait parmi les mesures les plus populaires pour financer la transition énergétique, juste derrière une taxation en fonction de la localité des produits [15]. Sans surprise, « cette donnée » n’a pas été intégrée dans le plan. Le gouvernement fédéral a en revanche annoncé s’aligner en partie sur le projet de plan, notamment, en augmentant le taux de déduction pour investissement « liés à la transition énergétique » pour les grandes entreprises (celui-ci devrait passer de 30 à 40%) [16]. En d’autres termes, le Plan National Energie Climat a été perçu comme une opportunité pour justifier un nouveau cadeau aux entreprises multinationales plutôt que comme un véritable levier pour implémenter une politique climatique de long terme et ambitieuse. Faut-il s’en étonner alors que le Ministre fédéral de l’Emploi, David Clarinval (MR), déclarait le 25 juillet dernier qu’il était préférable de suspendre les ambitions environnementales européennes afin de préserver l’industrie  [17] ?

Du côté du gouvernement wallon, on vient de signer le nouveau permis d’exploitation de l’aéroport de Charleroi pour une durée de vingt ans. Celui-ci prévoit une augmentation de 4.000 vols supplémentaires d’ici 2030. Pour justifier ce non-sens en termes de politique climatique, le gouvernement s’appuie sur le règlement européen imposant aux compagnies aériennes des quotas d’émission de CO2 en diminution et la marchandisation des « droits à polluer » [18]. Ceux-ci sont supposés fonctionner comme une garantie que la croissance de l’aéroport ne se fera pas au détriment du climat. En réalité, les possibilités de décarbonation du secteur apparaissent très limitées et l’augmentation du nombre de vols pourrait occulter les éventuels gains obtenus par des avancées technologiques [19]. Quelques mois plus tôt, le gouvernement wallon annonçait une baisse moyenne de 60% du montant des primes à la rénovation des logements destinés, notamment, à améliorer l’efficacité énergétique des habitations. Le plafond de ces primes s’est également vu raboté [20]. Un nouveau contre-sens climatique alors que la Région wallonne compte près d’un tiers de passoires énergétiques (c’est-à-dire de biens immobiliers disposant d’un PEB F ou G) [21].

Être poète ou ingénieur ?

Ces quelques exemples démontrent que les déclarations relatives à une gestion des affaires publiques sérieuse et basée sur les « données » relève purement et simplement de la communication politique. L’apparat scientiste que confère de telles déclarations sert principalement à discréditer toute contestation ou remise en question de choix politiques —nous l’avons vu — largement contestables. Cette communication politique s’inscrit dans une tradition de long terme de technicisation du discours politique visant à évacuer la contrainte que constitue un débat public et démocratique au sujet de politiques publiques qui dégraderont, à terme, les conditions de vie du plus grand nombre. Le débat politique, comme le questionnement critique des politiques d’austérité, sont renvoyés au rang de rêveries de « poète » [22]. Néanmoins, au vu des nombreux angles morts de la politique fédérale et régionale (exclusion sociale, montée des inégalités, climat), on serait en droit de se demander s’il ne vaudrait pas mieux « gérer le pays » comme de vrais poètes plutôt que comme de faux ingénieurs.

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