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Le travail sous l'ère du capitalisme de plateforme

Le salariat en miettes ?

Étude n°39 de Emma Raucent - août 2022


Parmi les dix premières entreprises mondiales, plus de la moitié sont des plateformes numériques. On y retrouve les GAFAM (Google, Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft) ainsi qu’un de leurs concurrents chinois (Tencent). Si les plateformes numériques ont révolutionné notre quotidien, de nos moyens de communication à nos modes de consommation en passant par nos sources d’information, elles sont également en passe de transformer radicalement nos façons de travailler. En effet, à côté de ces mastodontes publicitaires et du cloud, des plateformes d’un nouveau genre ont pris leur essor depuis la crise financière mondiale de 2008 : les plateformes de services telles Uber et Deliveroo pour ne citer que les plus connues. Usant de stratégies commerciales et lobbyistes agressives, ces plateformes, dites allégées, imposent leur modèle économique dans un nombre grandissant de secteurs à travers le monde, et ce avec la connivence de nombreux décideurs politiques comme les Uber Files l’ont récemment démontré. 1 Au moyen d’algorithmes toujours plus élaborés, ces plateformes se présentent comme des intermédiaires techniques entre des travailleurs et des consommateurs qu’elles mettent en relation pour une prestation donnée. Les moyens de production de l’économie de plateforme que constituent les outils d’intelligence artificielle permettent ainsi aux plateformes de générer l’essentiel de leur valeur, non plus par la création d’un produit ou d’un service propre, mais par l’accaparement et l’exploitation massive des données produites par les travailleurs, les clients et autres "partenaires externes". La particularité du travail de plateforme est double : d’une part, les travailleurs sont généralement considérés comme des indépendants payés à la tâche, d’autre part, ils sont soumis à un management algorithmique qui rythme chacune de leurs prestations. Ainsi, si les plateformes externalisent la totalité de leurs activités (de taxi, de livraison, etc.) de telle sorte à ne devoir assumer aucune charge patronale, elles maintiennent un contrôle et un pouvoir de sanction considérables sur leurs travailleurs. Comme nous le verrons dans cette étude, la digitalisation des modes de gestion des travailleurs dont le travail de plateforme constitue l’aboutissement, a généralement pour effet de précariser les conditions de travail et de tirer les rémunérations à la baisse.
Notre étude a pour objectif de comprendre le fonctionnement de ces entreprises et la façon dont elles transforment la position sociale et économique des travailleurs. Avec la notion de violence institutionnelle comme grille d’analyse, cette étude tente de décrire la dimension structurelle de la production et de la reproduction du modèle de travail instauré au sein du capitalisme de plateforme. Elle restitue également une vue d’ensemble des mécanismes de fragilisation de la position des travailleurs au fondement de ce modèle. Plus spécialement, nous cherchons à définir ce que le travail de plateforme peut susciter de violent pour ceux qui y sont engagés et en quoi cette violence s’inscrit dans le prolongement de l’histoire récente des rapports de production capitaliste, de l’intensification du travail (constatée depuis le milieu des années 1990) à l’atomisation des travailleurs. Mais nous relèverons aussi les nouveaux régimes de domination qu’inaugurent les plateformes, de l’externalisation (quasi-)totale du travail à l’automatisation complète du management. Il sera également question d’analyser la violence symbolique produite par ces régimes (essentiellement, un faux sentiment de liberté chez les travailleurs) qui semble faire de ces derniers les vecteurs de leur propre domination. Si elle est jalonnée d’exemples concrets (concernant entre autres la situation sociale et juridique des coursiers en Belgique), cette étude a surtout vocation à interroger le phénomène général de l’"ubérisation" du travail. En effet, bien que l’économie de plateforme ne concerne encore qu’une minorité de travailleurs en Belgique et en Europe, elle rogne graduellement sur l’espace occupé par l’économie traditionnelle et menace ainsi le modèle social (salarié) sur lequel cette économie s’est largement construite.
La première partie de cette étude décrit la réalité statistique du travail de plateforme en Europe : combien de personnes prestent pour l’économie de plateforme, quel type d’activité exercent-ils généralement et dans quelles conditions ? Nous identifions également les éléments caractéristiques du capitalisme de plateforme et en tirons les enjeux les plus importants sur le plan du travail.
Dans la deuxième partie, nous nous interrogeons sur les violences qu’un tel modèle peut générer vis-à-vis des travailleurs. De quelles violences parle-t-on ? Dans quelle mesure peut-on les qualifier d’institutionnelles ? Ensuite, il sera question de comprendre les conditions structurelles de notre économie et du marché du travail qui permettent l’émergence des plateformes et de leur modèle de travail. Nous engagerons ensuite une réflexion autour de la flexibilité et de l’autonomie que les plateformes prétendent offrir aux travailleurs. Leur modèle de travail fondé sur l’idéal de l’autoentrepreneur est-il constitutif d’une violence symbolique ? Si la flexibilité et l’autonomie des travailleurs de plateformes se révèlent largement fictives et semblent faire d’eux des "faux indépendants", doit-on pour autant ignorer l’aspiration des travailleurs à plus de liberté au travail ? Finalement, les opportunités de résistance et de lutte pour la préservation de l’acquis social, par la mobilisation des travailleurs et par l’action juridique, seront abordées dans la dernière partie de cette étude. Nous évoquons principalement la situation et les droits des travailleurs de plateforme belges et européens ainsi que leurs perspectives d’évolution futures.
À l’occasion de notre recherche sur les droits des travailleurs de plateforme, nous avons eu l’opportunité d’interroger Anne Dufresne (chercheuse en matière d’euro-syndicalisme, de mobilisation et de négociation collective au Gresea), Martin Willems (responsable des United Freelancers à la CSC) et Marco Rocca (chercheur en droit du travail européen et international au CNRS) afin de recueillir leur expertise en la matière. Nous les remercions chaleureusement pour leur contribution précieuse au contenu de cet article.

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1 Ces stratégies impliquent notamment la violation des règles sectorielles (du transport de personne), la destruction de données, l’obstruction à la justice, la fraude fiscale, la création d’entreprises écran pour contourner la loi, etc. (Freedberg S. P., Sadek N., Medina B., Armendariz A., Kehoe K., "How Uber wan access to world leaders, deceived investigators and exploited violence against its drivers in battle for global dominance", ICIJ, 10 juillet 2022, [en ligne :] https://www.icij.org/investigations/uber-files/uber-global-rise-lobbying-violence-technology, consulté le 18 juillet 2022).


Emma Raucent est titulaire d’un master en droit ainsi que d’un master de spécialisation en philosophie du droit. Elle est chargée de recherche dans la thématique Famille, Culture & Éducation, au sein du pôle Recherche & Plaidoyer chez Citoyenneté & Participation.

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