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Réduction collective du temps de travail et productivisme

Un mariage de (dé)raison ?

Étude n°40 de Emma Raucent - avril 2023


La réduction collective du temps de travail (RCTT) est-elle devenue un projet politique irréaliste en Belgique ? L’accord mou du gouvernement actuel sur le droit à la semaine de quatre jours sans réduction du nombre d’heures de travail hebdomadaire semble constituer l’incarnation parfaite du blackboulage politique de la lutte sociale et syndicale pour une RCTT. Pourquoi la revendication d’une diminution collective des heures de travail sans perte de salaire est-elle devenue inaudible auprès de nos représentants, tous bords confondus (ou presque) ? Pour comprendre ce blocage, il est essentiel de cerner la place et l’évolution du temps de travail comme objet de lutte dans l’histoire récente des rapports de force politiques, sociaux et économiques en Belgique. C’est tout l’objet de la présente analyse.

Dès la seconde moitié du XIXe siècle, la réduction collective du temps de travail (RCTT) constitue un élément clé de la lutte ouvrière belge.1 Pour reprendre les propos de Karl Polanyi 2, la maîtrise du temps de travail par les travailleurs peut être envisagée comme une forme de décommodification 3 du travail, les heures de travail étant déterminées en dehors du marché et transformées en un objet de délibération politique. 4 En Belgique, les prémices de cette politisation remontent à 1843 lorsqu’un rapport de la Commission d’enquête parlementaire sur "la condition des classes ouvrières et sur le travail des enfants" propose, en vain, de limiter la journée à 12h30 de travail effectif. 5

Jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, la mobilisation croissante des travailleurs des bassins miniers et sidérurgiques en Belgique a ouvert la voie à l’acquisition de droits sociaux et à la construction d’un espace de négociation collective autour du temps de travail, avec notamment l’obtention du repos dominical en 1905 et de la journée de huit heures en 1921. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’intégration du temps de travail (et du salaire) au sein du débat public a inévitablement exposé ces deux questions au débat idéologique qui opposait la pensée libérale capitaliste à l’extension du modèle de l’Union soviétique.

C’est ainsi qu’en Belgique, le Pacte social de 1944 qui institue un modèle de négociation collective en échange de la paix sociale, tient la croissance économique pour principe fondamental, et ce dans une perspective de partage équitable des richesses entre travailleurs et employeurs. 6 En plus d’être appréhendée comme une source d’émancipation et de bien-être pour les travailleurs, la réduction collective du temps de travail (RCTT), avec l’augmentation des salaires (directs ou socialisés), apparaît donc également comme un outil essentiel de distribution des fruits de la croissance au profit des travailleurs.7

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1 Neuville J., La lutte ouvrière pour la maîtrise du temps, volumes 6 et 7 de l’Histoire du mouvement ouvrier en Belgique, Éditions Vie Ouvrière : Bruxelles, 1981.
2 Karl Polanyi était un économiste et chercheur à l’université Columbia à New York, spécialiste de l’histoire et de l’anthropologie économiques, et reconnu pour son livre La Grande Transformation (Boston : Beacon Press, 1957).
3 Le processus de décommodification correspond au fait d’enlever la qualité de simple marchandise aux biens et aux services publics (par exemple la santé et l’éducation) ou à d’autres activités (comme le travail), et donc de les sortir de la logique marchande en vue de les faire rentrer dans le débat démocratique et les rendre accessibles au plus grand nombre à titre de droits collectifs ou universaux.
4 Polanyi K., The Great Transformation: The Political and Economic Origins of Our Time, Boston: Beacon Press, 1957, p. 157.
5 Enquête sur la condition des classes ouvrières et sur le travail des enfants, Bruxelles : Commission instituée par arrêté Royal du 7 septembre 1843, 1848, 544 p.
6 Bolly B., « Les Accords Interprofessionnels et la Concertation sociale en Belgique de 1945 à 1990, D’autres Repères », FAR, revue de la Form’Action André Renard, 2010, p.1. Ce pacte social a été négocié pendant la guerre par le Comité patronal-ouvrier et a été consacré par un arrêté-loi. En plus d’instaurer un système de concertation sociale paritaire entre travailleurs et patronat, il assure un système complet de sécurité sociale fondé sur la solidarité et prévoit une intervention dans le régime salarial en vue de l’améliorer (« Les salaires corsetés au nom de la compétitivité », L’autre info, n°, 21 août 2015, [en ligne :] http://www.carhop.be/images/InfoCSC15.pdf, consulté le 31 octobre 2022).
7 Bosch G., Lehndorff S., « Working-time reduction and employment: experiences in Europe and economic policy recommendations », Cambridge Journal of Economics, 2001, vol. XXV, pp. 209, 215.


Emma Raucent est titulaire d’un master en droit ainsi que d’un master de spécialisation en philosophie du droit. Elle est chargée de recherche dans la thématique Famille, Culture & Éducation, au sein du pôle Recherche & Plaidoyer chez Citoyenneté & Participation.

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