Partie I

Les discours d'autorité

L’imaginaire (représentations mentales et imageries correspondantes) est une dimension constitutive du politique et le symbolique est indispensable à la reconnaissance et à la légitimation de l’autorité.

M. Baloge et al., « Figures d’autorité », 2014

L'autorité du discours
austéritaire

Cache-misère du renoncement politique ?

Boris Fronteddu

Temps de lecture estimé : 12 min

Introduction

Un peu plus de dix ans après la crise des dettes souveraines au sein de l’Union européenne (UE) et les politiques d’austérité implémentées dans son sillage, le Parlement et le Conseil se sont accordés sur une actualisation des règles budgétaires européennes en avril 2024. Celles-ci avaient, en effet, été temporairement suspendues pour permettre aux États membres de faire face aux conséquences socioéconomiques induites par la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine (Commission européenne, 2022). La nouvelle mouture des règles budgétaires européennes (notamment du volet préventif du Pacte de Stabilité et de Croissance, voir plus bas) a été soutenue par les deux principaux partis du Parlement européen, le Parti populaire européen (PPE) et les Sociaux-démocrates européens (S&D) avec l’appui des libéraux (Renew Europe) et des Conservateurs et Réformistes (ECR) (Euractiv, 2024).

Dans la pratique, le retour des règles budgétaires se traduira très probablement par un retour en force des politiques d’austérité en Europe (Varoufakis, 2024). Pour la Belgique spécifiquement, ce nouveau texte implique des économies annuelles de 3,9 milliards d’euros par an pendant sept ans ainsi qu’un contrôle renforcé de la Commission européenne sur les dépenses publiques de l’État belge (Maarten, 2024). Une tendance dans laquelle s’inscrivent, par ailleurs, les accords de gouvernements wallon et fédéral. La nouvelle déclaration de politique régionale wallonne (2024-2029) prévoit que « les efforts [budgétaires] seront principalement soutenus par des mesures de réduction des dépenses publiques » (RTBF, 2024). Quant au gouvernement fédéral, le Premier ministre Bart De Wever, lors de la déclaration de gouvernement à la Chambre, a annoncé : « [l’effort budgétaire ne sera] pas agréable, mais croyez-moi : un régime contraignant, c’est parfois la seule option pour continuer à vivre sainement » (RTBF, 2025). Le Premier faisait ainsi “subtilement” référence à sa propre perte de poids (à propos de laquelle il a d’ailleurs rédigé un livre de développement personnel) (La Libre, 2012).

De son côté, Paul Dermine, professeur de droit de l’Union européenne à l’ULB, affirmait au quotidien L’Écho que « nos finances publiques sont désormais sous tutelle européenne, et la politique économique et budgétaire du futur gouvernement ne lui appartient déjà plus pleinement » (L’Écho, juillet 2024). Pourtant, nous allons le voir, cette apparente impuissance des autorités publiques nationales face à des règles présentées comme « techniques » résulte en fait d’un long processus de renoncement. En construisant un discours présentant l’austérité comme un mal nécessaire, les représentants politiques européens et nationaux l’ont progressivement imposée comme relevant du sens commun, plaçant son statut en dehors du champ du débat démocratique. Le poncif est connu : l’austérité s’impose d’elle-même et résulte d’une prise de responsabilité politique courageuse. Mais d’où provient cet argumentaire entonné en chœur par les responsables politiques, les éditorialistes de plateau et les économistes orthodoxes ?

Le retour du "mal nécessaire"

Interrogé par Le Figaro en 2015 à propos de la victoire du parti Syriza en Grèce, Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission européenne, déclarait qu’« il n’y a pas de choix démocratique à l’intérieur des traités » (Libération, juin 2018). Cette citation, qui avait fait grand bruit à l’époque, est symptomatique d’un cadrage des débats relatifs aux politiques budgétaires en Europe. Un petit retour sur les débats ayant mené à l’adoption du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) au sein des Parlements fédéral, wallon et bruxellois nous permet d’appréhender l’apparente homogénéité des discours politiques relatifs à « la nécessité » d’imposer des mesures d’austérité.

Depuis le début des années 1990, les critères de Maastricht imposent aux États membres de limiter leurs déficits publics annuels sous la barre des 3% du Produit Intérieur Brut (PIB) et leurs dettes publiques sous 60% de celui-ci. Des ajustements périodiques ont ensuite été adoptés afin d’opérationnaliser ces plafonds et de renforcer le contrôle de la Commission européenne (Toute l’Europe, juin 2024). Ainsi, dans la continuité du Traité de Maastricht (1992), du Pacte de stabilité et de croissance (1997) et du Six-Pack (2011), l’UE adopte, en mars 2012, le TSCG. Dans une UE toujours aux prises avec la crise des dettes souveraines, le traité vise à contraindre plus fortement les États membres à disposer de finances publiques « en équilibre ou en excédent » (Toute l’Europe, mars 2022). L’un des éléments clés du TSCG repose sur le fait qu’il institue une « règle d’or ». Celle-ci impose, notamment, de limiter le déficit structurel à 0,5% du PIB pour les États dont la dette dépasse 60% du PIB et à 1% pour ceux dont la dette est inférieure à 60% du PIB. Le texte a dû être intégré au sein du corpus juridique national des États membres par voie législative, voire par un ajout dans les Constitutions nationales.

Dans le détail, la Belgique a voté le texte en 2012 sous l’égide du gouvernement Di Rupo. La partie du traité relative à l’intégration de la règle d’or a, pour sa part, été entérinée dans un accord de coopération entre le fédéral et les régions un an plus tard. Ariane Gemander, chercheuse en politique internationale à l’ULB, a réalisé un travail particulièrement éclairant à ce sujet dans le cadre d’un ouvrage collectif portant sur le néolibéralisme en Belgique (Gemander, 2023). Elle a analysé les discours qui ont accompagné les votes menant à l’adoption du TSCG au sein des Parlements fédéral, wallon et bruxellois. Dans les trois instances, le texte a bénéficié d’un large soutien de la part de l’ensemble des partis politiques au pouvoir aussi bien au fédéral qu’au sein des entités fédérées (à savoir le PS, le SP.a, Ecolo, Groen, le CDH, le CD&V, le MR et l’Open Vld). L’analyse des prises de paroles parlementaires dans l’ensemble de ces instances législatives la conduit à affirmer que : « La totalité des partis de gouvernement fonctionne comme des acteurs "relais" du référentiel néolibéral. Leurs discours traduisent et s’inscrivent en effet dans une problématisation "comptable" des finances publiques, supposément hors de portée des considérations idéologiques, qui se traduit dans la doctrine de la stabilité budgétaire. La grande majorité des député.e.s soutient ainsi l’adoption du TSCG en Belgique à travers deux registres argumentatifs clés : la dépolitisation des enjeux de finances publiques et l’invocation de contraintes extérieures pesant sur leurs choix politiques – dès lors implicitement posés comme non-choix ». (Gemander, 2023, p. 107)

Les interventions des députés analysées par Gemander démontrent, en effet, que les restrictions budgétaires imposées par le TSCG sont présentées, non comme un choix politique qui aura de lourdes conséquences sur les services publics, les soins de santé, la lutte contre le réchauffement climatique … Mais plutôt comme une « nécessité technique », ce qui rend de facto toute critique non-avenue ou issue d’un quelconque idéalisme hors sol. Le cadre néolibéral dans lequel s’inscrit cette vision de la politique budgétaire se voit ainsi légitimé et « naturalisé ». La rhétorique de la responsabilité et du mal nécessaire, reprise en chœur des socialistes aux libéraux en passant par le centre et les écologistes, devient une « vérité » incontournable. Ce discours se transforme progressivement en figure d’autorité qu’il serait irresponsable de questionner et, encore plus, de défier. Les citoyens, pour leur part, se voient privés de leur droit de débattre démocratiquement des finances publiques auxquelles ils sont pourtant largement contributeurs. En technicisant et en dépolitisant la politique budgétaire, les représentants politiques actent que cette dernière ne relève plus des convictions et du débat, mais bien de l’ordre de la comptabilité, des chiffres, de la technocratie qui seraient, par essence, objectifs et indiscutables.

Yaron Pesztat, chef de groupe Ecolo au Parlement bruxellois, affirmait en 2012 que son vote favorable au TSCG intervenait malgré ses convictions : « ce traité, il est vrai, nous aurions préféré qu’il n’existât pas. Mais il existe et il est soumis à notre vote. C’est pourquoi, la seule voie qu’il nous a paru possible d’emprunter, eu égard à notre responsabilité politique […] c’est que la majorité de ceux qui sont présents aujourd’hui […] vote, mais sans enthousiasme pour le traité qui certes ne nous plait pas » (Gemander, 2023, p. 113). Sans préjuger de sa bonne foi, on pourrait s’interroger sur l’intérêt, pour un parlementaire, de détenir le droit de voter un texte si celui-ci ne permet pas d’exprimer une opposition à un texte « qui ne plait pas » ? Par ailleurs, douze ans plus tard, en 2024, lors de l’adoption des nouvelles règles budgétaires européennes, l’un des rapporteurs du texte, Margarida Marques (S&D), présentait, là encore, ce dernier comme, à la fois, le fruit d’un compromis et d’un mal nécessaire : « Est-ce la réforme que j’aurais souhaitée ou dont j’ai rêvée ? Non, ce n’est pas le cas (…) Cependant, pour qu’une réforme soit efficace, elle doit être acceptée par tout le monde » (Euractiv, 2024). Toutes les contestations et les voix alternatives ayant été reléguées, il ne reste plus qu’à affirmer que « tout le monde » accepte l’austérité. Jusqu’à s’en persuader ?

Les discours relatifs à l’inévitabilité de l’austérité tracent un cadre intangible au sein duquel les élus doivent manœuvrer pour appliquer leur programme politique (qui se voit donc lui-même défini par l’existence de ce cadre). Comme l’explique la politologue Corinne Gobin dans un article paru en 2019 dans la revue Langage et société : « Nous sommes plongés dans un univers technocratique où le politique est banni s’il est perçu comme un souverain libre de tout déterminisme : la chose raisonnable à faire pour l’État est de « s’adapter » à des règles naturelles (l’économie) qui le dépassent, mais tout en devant prendre activement part à la mise en conformité des structures sociales à ces règles » (Gobin, 2019).

Or, cette appréhension de l’austérité budgétaire en tant que mal nécessaire est pourtant loin de faire consensus. Le prestige académique de certains économistes tels que Thomas Piketty, Joseph Stiglitz ou Paul Krugman, qui ont contesté la pertinence des règles budgétaires européennes, n’a pas été en mesure de peser dans la balance, la possibilité même d’une balance des opinions semblant exclue. Catalogués comme « économistes hétérodoxes », leurs prises de position n’ont pas suffi à ce que s’ouvre un débat démocratique pourtant indispensable sur les conséquences d’un traité qui institutionnalise les restrictions budgétaires (Raim, 2015).

L’illusion du raisonnable

Nous l’avons vu, le cadre néolibéral dans lequel s’enferme le débat politique pousse les représentants politiques à proclamer publiquement leur impuissance. Cela les conduit dans une situation paradoxale où leur pouvoir politique se soumet à l’autorité d’un discours qu’ils participent eux-mêmes à produire. Pour imprégner la conscience collective, le discours politique de l’austérité se réfère régulièrement à des analogies qui donnent un apparat « logique » à des choix, pourtant, très discutables. L’argument le plus célèbre est sans doute celui visant à comparer les finances de l’État à celles d’un « bon père de famille ». Qui voudrait faire peser les contraintes de la dette sur les générations futures ? Posée de cette manière, la réponse semble évidente, personne. Néanmoins on pourrait également se demander qui a envie que les générations futures disposent d’un enseignement de qualité, d’un système de soins de santé performant ou encore d’infrastructures leur permettant de se prémunir contre les conséquences du dérèglement climatique ? Là aussi la réponse semble évidente, tout le monde. Pourtant cela appelle à une tout autre approche politique que celle imposée par l’austérité budgétaire.

Plus fondamentalement, cette analogie occulte des principes économiques fondamentaux, au premier chef, celui selon lequel un État peut faire « rouler sa dette » et dispose des leviers politiques pour augmenter ses recettes par exemple, par le biais d’une fiscalité plus juste (Le Monde Diplomatique, 2016). Par ailleurs, la clause suspensive des règles budgétaires européennes a été activée à plusieurs reprises ces dernières années pour faire face aux chocs extérieurs tels que la pandémie de Covid-19. Cela pourrait à nouveau être le cas afin de satisfaire l’ambition politique européenne d’augmenter les dépenses publiques dans l’armement (Public Sénat, 2025). Ces politiques d’exception démontrent que – moyennant une réelle volonté politique – ces règles imposantes sont loin d’être intangibles et peuvent être suspendues voire supprimées en vue favoriser certains investissements. La question de savoir lesquels est, par nature, profondément politique.

Un autre argument régulièrement utilisé est que ne pas appliquer l’austérité se traduirait aussitôt par des mesures de rétorsion de la part des marchés financiers (Gemander, 2023). Il conviendrait, tout d’abord, de rappeler que, contrairement aux élus, les marchés financiers ne représentent que leurs intérêts propres. S’aligner sur ces derniers ne rentre, en principe, pas dans les attributions qui incombent aux élus d’une démocratie représentative. D’autant plus que « les marchés financiers » (expression désincarnée pour désigner les banques d’affaires et autres fonds spéculatifs) tirent un bénéfice direct des politiques d’austérité puisque les privatisations (de participations publiques ou de pans de la Sécurité sociale) sont autant de nouveaux marchés sur lesquels ils peuvent étendre leur emprise.

Il est vrai, se soustraire à la surveillance des marchés financiers et ignorer les agences de notation qui leur sont liées, se traduirait très probablement par une hausse des taux d’intérêt auxquels l’État se finance. Soit, mais comment ces marchés financiers réagiront-ils lorsque les conséquences du réchauffement climatique vont grever, parfois de façon irrémédiable, les profits des entreprises ? Lorsque les compagnies d’assurance ne seront plus en mesure de couvrir les dommages causés par les évènements météorologiques extrêmes ? Lorsque les perspectives de croissance se heurteront aux contraintes énergétiques ? (Voir par exemple : The Financial Times, janvier 2020 ; The Guardian, avril 2024). Ils réagiront probablement de la même manière. C’est-à-dire en augmentant les taux d’intérêt qu’ils octroient aux États, voire en refusant de les financer. La « responsabilité » politique régulièrement invoquée pour justifier l’acceptation des mesures d’austérité n’exigerait-elle pas plutôt d’organiser le débat démocratique sur ces questions qui font peser des menaces existentielles sur l’avenir de nos sociétés ?

Enfin, soulignons également qu’afin de promouvoir des politiques d’austérité, certains responsables politiques n’hésitent pas à utiliser des arguments exaltant les passions les plus basses et les plus indignes. Par exemple, le travailliste Jeroen Dijsselbloem, ancien ministre des Finances néerlandais et Président de l’Eurogroupe de 2013 à 2018, justifiait les cures d’austérité imposées aux pays du Sud par le comportement supposément irresponsable de leurs citoyens. Il déclarait à propos des Grecs en 2017 : « en tant que social-démocrate, j'accorde une grande importance à la solidarité. Mais vous avez aussi des obligations. Je ne peux pas dépenser tout l'argent dans l'alcool et les femmes et ensuite demander de l'aide » (The Financial Times, mars 2017).

L’argument visant à délégitimer des politiques de solidarité par la soi-disant nature avilie de leurs bénéficiaires a d’ailleurs largement fait ses preuves. On se rappelle, par exemple, de la sortie de Bart De Wever en décembre 2010 qui, pour dénoncer les transferts financiers Nord-Sud en Belgique et de ce fait, remettre en question le fondement de la sécurité sociale fédérale, comparait la Wallonie à un « junkie » (L’Écho, septembre 2013). Cette vieille ficelle est encore souvent reprise par les avocats d’une limitation, voire d’une suppression des allocations sociales comme en témoigne une des très nombreuses déclarations de Georges-Louis Bouchez (MR) sur le sujet : « puisqu’ils [les chômeurs wallons] ne veulent pas aller travailler, on va régulariser les personnes de l’étranger. Je n’ai aucun problème à faire de la migration économique. Mais il faut aller dans l’ordre ». Sous-entendu : mettons d’abord au travail les demandeurs d’emploi wallons avant de penser à régulariser des étrangers (7sur7, août 2023). Dans cette optique, les allocataires sociaux se voient essentialisés en tant que profiteurs (invisibilisant le contexte historique et socioéconomique qui les a placés dans cette situation) alors que le besoin de réduire les dépenses sociales est, lui, naturalisé par l’effacement de toute alternative politique.

L’arbitraire du sérieux

Contrairement aux apparats techniques et scientistes dont on drape les règles budgétaires européennes, leur origine est en réalité bien triviale. Le seuil des 3% du PIB pour le déficit public a été fixé en pleine nuit sur un coin de table en 1981 par une poignée de fonctionnaires de la République française. Le Président François Mitterrand cherchait alors un chiffre « simple, utilitaire, mais marqué du chrême de l'expert » à proposer à l’Exécutif français qui sollicitait une augmentation des budgets (Le Monde, février 2017). De l’aveu même de Guy Abeille, l’un des fonctionnaires à l’origine de cette invention, ce plafond chiffré a été proposé dans l’urgence et sur base d’aucun argumentaire solide. Son témoignage publié dans une carte blanche par le quotidien français La Tribune relève du surréalisme :

« Pressés, en mal d'idée, mais conscients du garant de sérieux qu'apporte l'exhibition du PIB et de l'emprise que sur tout esprit un peu, mais pas trop, frotté d'économie exerce sa présence, nous fabriquons donc le ratio élémentaire déficit sur PIB, objet bien rond, jolie chimère (…) Reste à le flanquer d'un taux. (…) C'est bien, 3% ; ça n'a pas d'autre fondement que celui des circonstances, mais c'est bien. 1% serait maigre, et de toute façon insoutenable : on sait qu'on est déjà largement au-delà, et qu'en éclats a volé magistralement ce seuil. 2% serait, en ces heures ardentes, inacceptablement contraignant, et donc vain; et puis, comment dire, on sent que ce chiffre, 2% du PIB, aurait quelque chose de plat, et presque de fabriqué. Tandis que trois est un chiffre solide » (La Tribune, octobre 2010).

En France, l’Exécutif reprend ce chiffre comme une boussole pour sa politique budgétaire, la parant ainsi de sérieux puisque basée sur un indicateur chiffré défini par des experts. En 1992, lors de l’élaboration du Traité de Maastricht, la France propose ce chiffre qu’elle avait « sous le coude ». Une fois coulé dans le marbre de la législation européenne, le voilà qui s’impose à l’ensemble des citoyens européens. Voici donc, en substance, l’origine du « mal nécessaire » et de la « responsabilité » qui justifie les coupes dans les dépenses publiques ; un chiffre aléatoire qui n’a pour justification que les circonstances de sa création (Ibid). Quant à la règle limitant la dette publique à 60% du PIB, le quotidien Le Monde rappelait en 2017 qu’elle est tout aussi arbitraire. En effet, la soutenabilité de la dette dépend de multiples facteurs tels que la croissance économique (qui elle-même dépend d’innombrables variables telles que l’approvisionnement énergétique et le cahier de commande des entreprises), la politique de la Banque centrale européenne, le profil des détenteurs d’obligations d’État, etc. (Le Monde, février 2017). Si d’une part, les règles budgétaires européennes reposent sur des fondations arbitraires et, d’autre part, les effets positifs de l’austérité sur les finances publiques sont régulièrement contestés, pourquoi s’acharne-t-on à poursuivre dans cette voie ? (Cadtm, avril 2020 ; Ostry, Loungani et Furceri, 2016 ; La Tribune, juillet 2013 ; McKee et al., 2012)

Un calcul qui n’a rien d’irrationnel

Dans son ouvrage « Capital Order : How Economists Invented Austerity and Paved the Way to Fascism » (2022), Clara Mattei analyse le contexte et les débats politiques qui ont mené à l’instauration de mesures d’austérité en Europe au début du XXe siècle. Elle émet l’hypothèse que les politiques d’austérité n’ont, en réalité, pas pour objectif de limiter l’inflation et d’équilibrer les budgets publics. Elle affirme plutôt que le but, non avoué, des politiques d’austérité est tout d’abord de sauvegarder les intérêts du capital en particulier en période de crise. Elle affirme donc qu’ « en ce sens [l’austérité] n’a jamais été un calcul irrationnel » (Ibid, p. 289). L’aspect technique des politiques budgétaires permet assez aisément, nous l’avons vu, d’évacuer le débat politique et démocratique de l’équation. Une fois cette « formalité » écartée, la voie est libre pour imposer la primauté du marché sur le bien-être de la population et la préservation de la biosphère. Néanmoins, lorsque la contestation sociale se fait trop virulente, il arrive que le seul discours technocratique ne suffise plus à justifier les coupes dans les dépenses publiques. Dans ce cadre, Mattei pose un constat qui n’a rien perdu de son actualité : « [durant l’entre-deux-guerres] à une époque où la contestation populaire de l'ordre du capital était plus forte, le seul moyen d’imposer l’austérité était d'endosser l'autoritarisme » (Ibid, p. 300).

Et pour cause, les Grecs se souviennent très probablement qu’en 2015 la Banque centrale européenne – institution a priori indépendante – a coupé les liquidités aux banques grecques afin de faire pression sur le gouvernement qui contestait la mise sous tutelle du pays par la Troïka (Le Parisien, février 2015). Ce sinistre épisode de l’histoire communautaire a rappelé à tous les citoyens européens que lorsqu’on la conteste, l’autorité technocratique peut rapidement faire tomber le masque du discours scientiste et dévoiler un tout autre visage, celui de l’autoritarisme et de la coercition.

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