Interrogé par Le Figaro en 2015 à propos de la victoire du parti Syriza en Grèce, Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission européenne, déclarait qu’« il n’y a pas de choix démocratique à l’intérieur des traités » (Libération, juin 2018). Cette citation, qui avait fait grand bruit à l’époque, est symptomatique d’un cadrage des débats relatifs aux politiques budgétaires en Europe. Un petit retour sur les débats ayant mené à l’adoption du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) au sein des Parlements fédéral, wallon et bruxellois nous permet d’appréhender l’apparente homogénéité des discours politiques relatifs à « la nécessité » d’imposer des mesures d’austérité.
Depuis le début des années 1990, les critères de Maastricht imposent aux États membres de limiter leurs déficits publics annuels sous la barre des 3% du Produit Intérieur Brut (PIB) et leurs dettes publiques sous 60% de celui-ci. Des ajustements périodiques ont ensuite été adoptés afin d’opérationnaliser ces plafonds et de renforcer le contrôle de la Commission européenne (Toute l’Europe, juin 2024). Ainsi, dans la continuité du Traité de Maastricht (1992), du Pacte de stabilité et de croissance (1997) et du Six-Pack (2011), l’UE adopte, en mars 2012, le TSCG. Dans une UE toujours aux prises avec la crise des dettes souveraines, le traité vise à contraindre plus fortement les États membres à disposer de finances publiques « en équilibre ou en excédent » (Toute l’Europe, mars 2022). L’un des éléments clés du TSCG repose sur le fait qu’il institue une « règle d’or ». Celle-ci impose, notamment, de limiter le déficit structurel à 0,5% du PIB pour les États dont la dette dépasse 60% du PIB et à 1% pour ceux dont la dette est inférieure à 60% du PIB. Le texte a dû être intégré au sein du corpus juridique national des États membres par voie législative, voire par un ajout dans les Constitutions nationales.
Dans le détail, la Belgique a voté le texte en 2012 sous l’égide du gouvernement Di Rupo. La partie du traité relative à l’intégration de la règle d’or a, pour sa part, été entérinée dans un accord de coopération entre le fédéral et les régions un an plus tard. Ariane Gemander, chercheuse en politique internationale à l’ULB, a réalisé un travail particulièrement éclairant à ce sujet dans le cadre d’un ouvrage collectif portant sur le néolibéralisme en Belgique (Gemander, 2023). Elle a analysé les discours qui ont accompagné les votes menant à l’adoption du TSCG au sein des Parlements fédéral, wallon et bruxellois. Dans les trois instances, le texte a bénéficié d’un large soutien de la part de l’ensemble des partis politiques au pouvoir aussi bien au fédéral qu’au sein des entités fédérées (à savoir le PS, le SP.a, Ecolo, Groen, le CDH, le CD&V, le MR et l’Open Vld). L’analyse des prises de paroles parlementaires dans l’ensemble de ces instances législatives la conduit à affirmer que :
« La totalité des partis de gouvernement fonctionne comme des acteurs "relais" du référentiel néolibéral. Leurs discours traduisent et s’inscrivent en effet dans une problématisation "comptable" des finances publiques, supposément hors de portée des considérations idéologiques, qui se traduit dans la doctrine de la stabilité budgétaire. La grande majorité des député.e.s soutient ainsi l’adoption du TSCG en Belgique à travers deux registres argumentatifs clés : la dépolitisation des enjeux de finances publiques et l’invocation de contraintes extérieures pesant sur leurs choix politiques – dès lors implicitement posés comme non-choix ». (Gemander, 2023, p. 107)
Les interventions des députés analysées par Gemander démontrent, en effet, que les restrictions budgétaires imposées par le TSCG sont présentées, non comme un choix politique qui aura de lourdes conséquences sur les services publics, les soins de santé, la lutte contre le réchauffement climatique … Mais plutôt comme une « nécessité technique », ce qui rend de facto toute critique non-avenue ou issue d’un quelconque idéalisme hors sol. Le cadre néolibéral dans lequel s’inscrit cette vision de la politique budgétaire se voit ainsi légitimé et « naturalisé ». La rhétorique de la responsabilité et du mal nécessaire, reprise en chœur des socialistes aux libéraux en passant par le centre et les écologistes, devient une « vérité » incontournable. Ce discours se transforme progressivement en figure d’autorité qu’il serait irresponsable de questionner et, encore plus, de défier. Les citoyens, pour leur part, se voient privés de leur droit de débattre démocratiquement des finances publiques auxquelles ils sont pourtant largement contributeurs. En technicisant et en dépolitisant la politique budgétaire, les représentants politiques actent que cette dernière ne relève plus des convictions et du débat, mais bien de l’ordre de la comptabilité, des chiffres, de la technocratie qui seraient, par essence, objectifs et indiscutables.
Yaron Pesztat, chef de groupe Ecolo au Parlement bruxellois, affirmait en 2012 que son vote favorable au TSCG intervenait malgré ses convictions : « ce traité, il est vrai, nous aurions préféré qu’il n’existât pas. Mais il existe et il est soumis à notre vote. C’est pourquoi, la seule voie qu’il nous a paru possible d’emprunter, eu égard à notre responsabilité politique […] c’est que la majorité de ceux qui sont présents aujourd’hui […] vote, mais sans enthousiasme pour le traité qui certes ne nous plait pas » (Gemander, 2023, p. 113). Sans préjuger de sa bonne foi, on pourrait s’interroger sur l’intérêt, pour un parlementaire, de détenir le droit de voter un texte si celui-ci ne permet pas d’exprimer une opposition à un texte « qui ne plait pas » ? Par ailleurs, douze ans plus tard, en 2024, lors de l’adoption des nouvelles règles budgétaires européennes, l’un des rapporteurs du texte, Margarida Marques (S&D), présentait, là encore, ce dernier comme, à la fois, le fruit d’un compromis et d’un mal nécessaire : « Est-ce la réforme que j’aurais souhaitée ou dont j’ai rêvée ? Non, ce n’est pas le cas (…) Cependant, pour qu’une réforme soit efficace, elle doit être acceptée par tout le monde » (Euractiv, 2024). Toutes les contestations et les voix alternatives ayant été reléguées, il ne reste plus qu’à affirmer que « tout le monde » accepte l’austérité. Jusqu’à s’en persuader ?
Les discours relatifs à l’inévitabilité de l’austérité tracent un cadre intangible au sein duquel les élus doivent manœuvrer pour appliquer leur programme politique (qui se voit donc lui-même défini par l’existence de ce cadre). Comme l’explique la politologue Corinne Gobin dans un article paru en 2019 dans la revue Langage et société : « Nous sommes plongés dans un univers technocratique où le politique est banni s’il est perçu comme un souverain libre de tout déterminisme : la chose raisonnable à faire pour l’État est de « s’adapter » à des règles naturelles (l’économie) qui le dépassent, mais tout en devant prendre activement part à la mise en conformité des structures sociales à ces règles » (Gobin, 2019).
Or, cette appréhension de l’austérité budgétaire en tant que mal nécessaire est pourtant loin de faire consensus. Le prestige académique de certains économistes tels que Thomas Piketty, Joseph Stiglitz ou Paul Krugman, qui ont contesté la pertinence des règles budgétaires européennes, n’a pas été en mesure de peser dans la balance, la possibilité même d’une balance des opinions semblant exclue. Catalogués comme « économistes hétérodoxes », leurs prises de position n’ont pas suffi à ce que s’ouvre un débat démocratique pourtant indispensable sur les conséquences d’un traité qui institutionnalise les restrictions budgétaires (Raim, 2015).