Partie 1

Les discours d'autorité

L’imaginaire (représentations mentales et imageries correspondantes) est une dimension constitutive du politique et le symbolique est indispensable à la reconnaissance et à la légitimation de l’autorité.

M. Baloge et al., « Figures d’autorité », 2014

Éducation permanente ou conditionnement social ?

Penser l’éducation permanente
à travers ses potentielles dérives.

Maïa Kaïss et Olivia Prajara

Temps de lecture estimé : 18 min

Introduction

L’éducation permanente (EP) est indissociable de l’idée d’émancipation, cela même puisque la terminologie apparait dans le décret qui régit le secteur. Cette démarche vise non seulement une émancipation individuelle et collective, mais également le progrès social, la transformation de la société et le renforcement de la démocratie. Ce sont précisément ces objectifs qui la distinguent des logiques d’action sociale ou d’insertion socioprofessionnelle.

Comment, en tant qu’acteur·rices de l’EP, comprenons-nous et interprétons-nous ces enjeux? Sommes-nous tous et toutes sur la même longueur d’onde ? Quel rôle joue l’interprétation dans la compréhension de ces concepts ? À quel point, insufflons-nous notre subjectivité dans nos méthodes ? Plus trivialement, notre travail consiste-t-il à interroger la société de manière critique ou à faire adhérer chacun·e à notre propre lecture du fait social ?

Ce sont avant tout des expériences concrètes issues de nos propres pratiques, mais aussi de nos rencontres avec le secteur qui nous poussent à réfléchir à ces questions.

En effet, regardons-y de plus près au travers d’une expérience récente. Inès (prénom d’emprunt) intervient dans un débat autour des programmes politiques en perspective des élections belges de 2024. Pleine d’engouement et mobilisant tous les appuis acquis pour critiquer le monde, Inès exprime une question essentielle pour elle : « Mais que disent-ils du voile, tous ces partis ? Est-ce qu’on peut le porter au travail ? ». Ce point suscite l’intérêt de la majorité du groupe EP, qui semble avoir besoin d’une réponse. L’ensemble des participantes exprime une opinion commune : elles veulent avoir le droit de le porter et comptent le faire entendre. Ce n’est pas cette expérience qu'il convient de regarder, mais plutôt la suite. Au sortir de cet atelier, nous échangeons avec l’une des animatrices d’éducation permanente présentes. Celle-ci témoigne rapidement de son indignation : « Nous n’allons tout de même pas encore parler de ce sujet, comme s’il n’y avait que ça ! Et puis, ne doivent-elles pas comprendre que c’est secondaire ? Le voile, d'accord, et encore, mais il faut aussi s’ouvrir un peu, s’émanciper ! ».

Toujours dans le même registre, quelques mois plus tôt, une équipe EP s'était aventurée à ouvrir un espace de réflexion sur le système social et plus spécifiquement sur ce qui relevait du système de l'institution. Parmi les thèmes essentiels proposés par les participant·es, l'un des plus marquants portait sur la question de la prière : « Peut-on prier dans l’espace public, et plus spécifiquement dans l'institution ? ». Lors de cette animation, une majorité a exprimé son souhait de pouvoir accomplir cette pratique religieuse en temps et en heure au sein de l'institution. Malheureusement pour l’équipe en place, il allait désormais falloir discuter d’un sujet épineux pour certain·e. La question se posait alors : faut-il autoriser cette pratique ou non ?

Premier malaise, l’équipe sur le projet n’est pas d’accord sur le fait d’accorder ou non une réponse. Ensuite, apparait un désaccord sur les types de méthode pour répondre au besoin évoqué. Enfin, un dissensus sur l’analyse même de la situation. Certaines voient en filigrane dans la requête, la mobilisation des outils d’expression qu’elles ont transmis aux participant·es et se réjouissent du point. D’autres constatent un affront majeur à tous les espoirs d’émancipation (entendu au sens de « laïcisation ») qu’elles ont nourris quotidiennement dans leur travail de proximité avec les animé·es jusque-là.

Nous sentons bien la difficulté : donner de la lumière au travail critique exercé par les participant·es qui ont, avec tout le verbe appris jusque-là, souligné un point de désaccord avec l’institution et donc permettre le débat autour des possibilités, ou le garder en tête uniquement.

Un dilemme délicat, d'autant plus que pour certain·es (animateurs EP ?), le sujet devait rester tabou, afin d'éviter toute polémique, tandis que pour d’autres, il était hors de question de répondre positivement à cette demande.

Plus heureusement que dans notre premier exemple, le débat aura au moins laissé place à la définition de règles (précises) dans lesquelles l’institution accepte que la prière s’effectue. Notons que cette décision n’a pas fait l’unanimité auprès des travailleur·euses de la structure.

Ces questions peuvent également apparaitre dans un autre registre, celui de l’alimentation. Le décalage socioculturel qui peut exister sur ce sujet amène parfois des réflexions inappropriées. Il peut contribuer à véhiculer une critique de la société qui est inadaptée aux vécus des animé·es et à leurs champs des possibles et d’intérêts. Le témoignage d’un animateur illustre notre propos : 

« il est possible que je mette en avant une partie de la culture alimentaire européenne ce qui est absurde pour certain public, par exemple, parler du commerce équitable avec un regard qui présente le Nord comme aidant le Sud, alors que le Nord est la source du problème ».

Un autre témoignage recueilli va dans le même sens :

« Comment parler de l’abatage rituel dans des ateliers parlant du bio ? Comme je n’avais pas les connaissances, j’ai préféré ne pas en parler ».

Se retrouver dans l’incapacité de s’affranchir de normes que nous connaissons peut avoir comme conséquence de restreindre le débat soit par esquive pour éviter toute stigmatisation soit par des idées uniquement eurocentrées et parfois bourgeoises.

Au regard de ces situations, nous proposons de penser la question suivante : l’Éducation permanente en Belgique n’offre-t-elle pas un espace de pensées déjà orienté ? Un dispositif1 au sens foucaldien qui selon les situations réunirait des lieux et des discours qui structurent et organisent les relations de pouvoir en définissant « une normativité du moment » (Raffnsøe, 2008) ? Une norme qui serait impulsée par une figure d’autorité, celle de l’animateur·rice ?

Dans ces exemples, l’équipe EP a-t-elle encouragé les animé·es à l’acquisition d’outils d’analyse ou de certains seulement ? Accompagne-t-elle le développement de l’esprit critique de chacun·e ou cet accompagnement se calque-t-il sur celui de l’Autre et plus spécifiquement de l’animateur.rice ? Comment opère-t-elle les choix des sujets et des enjeux développés en groupe ? L’institution reconnue dans le champ de l’éducation populaire et ses équipes produisent-elles une « liberté contrainte » par laquelle l’espace du dicible est déjà prédéfini pour les animé·es ? Une liberté limitée, pensée d’avance ?

Pour tenter de penser ces questions, nous mettrons au centre de notre réflexion le concept d’autorité et plus spécifiquement celle que nous nommons « l’autorité morale ».

Au travers de ce prisme, nous mettrons en évidence des questions cruciales d’usage conscient ou non d’une forme d’autorité morale et culturelle que peut représenter le champ de l’éducation permanente, et ce sur trois niveaux d’analyse.

Un premier niveau nous permettra d’appréhender les mécanismes d’autorité qui s’exercent à un niveau interpersonnel. Cette partie portera sur le rôle qu’exerce l’animateur·ice : a-t-il/elle un contrôle total sur les contours de son discours ? Se prémunit-il/elle de ne transmettre que sa propre pensée ? Exerce-t-il/elle un tri entre ce qui serait bien et mal ?

Dans un deuxième temps, nous réfléchirons au poids que peut représenter l’institution elle-même et à ce qu’elle incarne. Peut-elle être porteuse d’une forme d’autorité morale ?

Finalement, nous porterons un regard sur le décret d’éducation permanente. Nous tenterons de prendre de la hauteur vis-à-vis de la pratique et de son système institutionnel pour le replacer dans le contexte plus large qui les a fait naître. Quelle histoire récente se cache derrière ce décret ? Quel récit de l’émancipation raconte-t-il ?

L’autorité morale (Exégèse ?)

Dans ce texte, l’autorité est comprise comme une forme de pouvoir reposant sur des principes de justice, des valeurs et des normes sociales reconnues comme « justes ». Elle ne s’exerce pas par des mécanismes coercitifs, mais s’appuie principalement sur la reconnaissance accordée à son détenteur (Habermas, 1981). Que ce soit l’institution d’éducation permanente elle-même ou la personne qui y travaille, tous deux symbolisent à priori une forme de pensée éthique, intègre et juste, pouvant servir ainsi de gage pour établir et confirmer leur pouvoir auprès des publics. Et par voie de conséquence, valider leur pensée.

Cependant, plusieurs biais peuvent s’installer dans ce dispositif et déjà nuire à cette « image de marque ». Une inconformité entre la pensée, le discours et l’action peut émerger, tout comme un exercice abusif ou un désir secret d'utiliser cette autorité pour gouverner la pensée des autres.

Avec cette grille de lecture et cette notion clé, pensons l’action des travailleur·euses, de l’institution et du décret. Considérant que ces trois niveaux agissent les uns sur les autres et que leurs pratiques ne peuvent être lues qu’à la lumière du cadre global dans lequel elles émergent.

Premier niveau : Quand l’autorité morale s’exerce à un niveau individuel.

Dans ce point, il s’agira d’examiner en quoi les individus peuvent exercer une forme d’autorité morale, conscientisée ou non, et cela même quand ils tentent de s’en prémunir.

Nous pensons que le statut de l'animateur·rice porte en lui une forme de prestige, renforcée par l'appartenance au domaine de l'éducation. Cette position confère à sa parole un poids particulier, souvent perçue comme « vraie ». De plus, l'engagement de l'animateur·rice, qu’il soit réel ou simplement perçu comme tel, envers la communauté agit comme un gage d'intégrité, entrainant une adhésion quasi inconditionnelle à la norme qu'il ou elle incarne. Par ailleurs, d'un point de vue légal, même dans le cadre de l'éducation permanente, le statut d'animateur·rice confère divers pouvoirs, notamment celui de définir les contours des rencontres et d'orienter le processus éducatif. L'animateur·rice est alors perçu·e comme une « personne de raison », capable de guider le groupe en s'appuyant sur les principes de rationalité et d'objectivité.

Les travaux engagés par Nicolas Marion (Marion, 2019) ou Jérémie Piolat (Piolat, 2021) en sont les témoins. En effet, sous couvert d’une « (…) certaine bienveillance » et d’une « (…) relation de complicité avec leur public », peuvent apparaitre des « propos disqualifiant et stigmatisant » de la part des animateur·rices. En effet, certaines postures peuvent laisser la place à une forme de hiérarchisation des savoirs et des discours. Ce qui à notre sens peut motiver chez certain·es une forme d’autorité assumée, autorité dont ils se saisissent pour imposer au détour de cette bienveillance ou complicité, le meilleur des guides à penser. Cela dans un contexte où le secteur non marchand emprunte ses modes d’agir aux entreprises et à la pensée néo-libérale, et où l’on pourrait comprendre le « travail associatif comme celui d’un management de la population destiné à la rendre plus gouvernable » (Marion, 2019).

Le risque de glisser vers une autorité forte – où la quête de toute-puissance et l’oubli de l'autre en tant que sujet deviennent des dérives évidentes – est particulièrement prégnant dans le cadre de l'éducation permanente (EP). Ce risque ne réside pas seulement dans la modélisation des pratiques selon le cadre décrétale, mais surtout dans la tension qui existe entre autorité et autonomie. Cette tension est exacerbée par des facteurs comme le manque de formation, la culture de la conformité et l’isolement professionnel. En effet, les animateur·rices, souvent surchargé·es de travail, peinent à trouver des espaces propices à la réflexion critique et à l'échange sur leurs pratiques.

Parce que cette précarité au travail existe, l’animateur.rice risque plus facilement de se reposer sur la norme (l’information la plus accessible, la plus usuelle, la plus mainstream) pour établir son propos, sa stratégie, son animation. Cela peut, malheureusement, conduire à une forme de simplification excessive ou à une évangélisation des pratiques, là où une approche réflexive et nuancée serait nécessaire.

Dans ce point, il s’agira d’examiner en quoi les individus peuvent exercer une forme d’autorité morale, conscientisée ou non, et cela même quand ils tentent de s’en prémunir.

Nous pensons que le statut de l'animateur·rice porte en lui une forme de prestige, renforcée par l'appartenance au domaine de l'éducation. Cette position confère à sa parole un poids particulier, souvent perçue comme « vraie ». De plus, l'engagement de l'animateur·rice, qu’il soit réel ou simplement perçu comme tel, envers la communauté agit comme un gage d'intégrité, entrainant une adhésion quasi inconditionnelle à la norme qu'il ou elle incarne. Par ailleurs, d'un point de vue légal, même dans le cadre de l'éducation permanente, le statut d'animateur·rice confère divers pouvoirs, notamment celui de définir les contours des rencontres et d'orienter le processus éducatif. L'animateur·rice est alors perçu·e comme une « personne de raison », capable de guider le groupe en s'appuyant sur les principes de rationalité et d'objectivité.

Les travaux engagés par Nicolas Marion (Marion, 2019) ou Jérémie Piolat (Piolat, 2021) en sont les témoins. En effet, sous couvert d’une « (…) certaine bienveillance » et d’une « (…) relation de complicité avec leur public », peuvent apparaitre des « propos disqualifiant et stigmatisant » de la part des animateur·rices. En effet, certaines postures peuvent laisser la place à une forme de hiérarchisation des savoirs et des discours. Ce qui à notre sens peut motiver chez certain·es une forme d’autorité assumée, autorité dont ils se saisissent pour imposer au détour de cette bienveillance ou complicité, le meilleur des guides à penser. Cela dans un contexte où le secteur non marchand emprunte ses modes d’agir aux entreprises et à la pensée néo-libérale, et où l’on pourrait comprendre le « travail associatif comme celui d’un management de la population destiné à la rendre plus gouvernable » (Marion, 2019).

Le risque de glisser vers une autorité forte – où la quête de toute-puissance et l’oubli de l'autre en tant que sujet deviennent des dérives évidentes – est particulièrement prégnant dans le cadre de l'éducation permanente (EP). Ce risque ne réside pas seulement dans la modélisation des pratiques selon le cadre décrétale, mais surtout dans la tension qui existe entre autorité et autonomie. Cette tension est exacerbée par des facteurs comme le manque de formation, la culture de la conformité et l’isolement professionnel. En effet, les animateur·rices, souvent surchargé·es de travail, peinent à trouver des espaces propices à la réflexion critique et à l'échange sur leurs pratiques.

Parce que cette précarité au travail existe, l’animateur.rice risque plus facilement de se reposer sur la norme (l’information la plus accessible, la plus usuelle, la plus mainstream) pour établir son propos, sa stratégie, son animation. Cela peut, malheureusement, conduire à une forme de simplification excessive ou à une évangélisation des pratiques, là où une approche réflexive et nuancée serait nécessaire.

Il est cependant utile de rappeler que la dynamique dans une animation d’éducation permanente se nourrit, de part et d’autre, de la pensée de l’animateur·rice, mais aussi de celle des participant·es. La condition préalable à l’autonomie reste la volonté individuelle de tous et toutes, mais il est crucial de se questionner sur les espaces réels dans lesquels ces marges d’action peuvent effectivement se développer et s’épanouir. Mais rappelons une fois encore que c’est bien le/la travailleur·euse qui guide l’action.

Dans les dynamiques de l’EP, la simple action de « mener » pourrait déjà illustrer une forme d’autorité. Nous allons toutefois plus loin et soutenons que le choix des méthodes véhicule une forme de domination, même si cette dynamique cherche à être évitée.

Comment cette logique de domination se concrétise-t-elle ? Tout d’abord, le pouvoir de sélection des outils éducatifs implique une autorité implicite, car chaque choix reflète des valeurs et des priorités spécifiques. En effet, le simple choix des images dans un photo langage peut induire un champ de réflexion trop réduit, ou encore à l’image de la pensée du travailleur lui-même. Si les animateur·rices imposent leurs sélections sans consulter les personnes impliquées dans le groupe, cela peut engendrer une relation de domination. Les choix réalisés sont induits par un prisme de pensée.

D’autre part, l’exclusion des voix est une autre problématique : un choix unilatéral risque de négliger les expériences et connaissances des apprenant·es, limitant leur engagement actif et leur autonomie.

Pour finir, ne négligeons pas le contexte et la variabilité des données à prendre en compte. Un instrument efficace dans un environnement peut se révéler inadapté dans un autre. Ignorer les spécificités culturelles et sociales des apprenant·es peut renforcer des relations de pouvoir.

Nous venons de voir que la posture, le rôle ou encore les normes culturelles peuvent impacter le travail d’animation et induire des formes d’autorité morale. Qu’en est-il alors de l’institution dans laquelle le processus d’éducation permanente est produit ? Quel rôle joue-t-elle dans la posture adoptée par les individus qui y travaillent ?

Deuxième niveau d’analyse : L’institution e(s)t la norme

En alliant engagement, expertise, collaboration et parfois plaidoyer, les ASBL parviennent à influencer les débats, et ce, d’autant plus lorsque ces derniers se déroulent au sein même de leurs murs. Il devient alors presque superflu de démontrer qu’elles occupent une position d’autorité morale.

Cependant, il est crucial que chacune d’entre elles prenne pleinement conscience de cette influence. Il leur incombe de comprendre l’histoire qui les fonde, les idées dont elles se revendiquent et celles qui ont contribué à leur construction. Cela implique également une prise de recul pour objectiver les biais potentiels que ces influences peuvent engendrer dans leur travail. De l’écriture des rapports (choix des mots, repères académiques, sources citées…) à la réflexion plus large sur les garde-fous à mettre en place, il s’agit d’éviter, dans la mesure du possible, de reproduire la pensée dominante.

L’association offre-t-elle des espaces pour réfléchir sur son histoire, ses pratiques passées et actuelles, ses objectifs, ainsi que sur les valeurs qu’elle porte et celles dont elle se revendique ? L’institution met-elle à la disposition des équipes les ressources nécessaires pour s’emparer collectivement du décret d’éducation permanente et en discuter, éventuellement en collaboration avec d’autres structures reconnues, voire avec le public visé ?

Les opérations de suivi doivent-elles faire partie intégrante de l’évaluation en éducation permanente, par exemple sous forme de retours entre pairs ?

Le décret précise que les méthodologies sont « au choix » des institutions ; ces dernières disposent-elles du temps, des compétences et des ressources nécessaires pour faire un choix éclairé, qui minimise les risques de relations de subalternité ? Car, comme le montrent nos exemples, il ne suffit pas d’introduire un débat pour qu’il s’instaure de manière démocratique. Il est essentiel d’y intégrer des modes d’action permettant à chaque participant·e de légitimer sa parole, d’exposer son point de vue, de le faire entendre et, surtout, de s’assurer qu’il soit pris en considération.

Troisième niveau d’analyse : Le décret d’éducation permanente, figure d’autorité morale 

Pour finir, il est essentiel de prendre du recul par rapport à la pratique et à son cadre institutionnel afin de les resituer dans le contexte plus large qui leur a donné naissance. Prenons donc le temps de regarder le décret d’éducation permanente de plus près. Peut-on faire une analyse de ce décret avec le concept d’autorité morale développé dans ce texte ? Des éléments de réponses se trouvent dans l’histoire même de ce décret et de l’analyse qu’en porte Jean Pierre Nossent, ancien inspecteur général pour la Culture et actuellement formateur dans le champ de l’éducation permanente à l’université de Liège.

Adopté en 1976, le décret définit le concept d'éducation permanente comme un moyen de fournir, d'une part, des outils d'analyse, de compréhension et de critique des réalités sociales, et, d'autre part, de promouvoir l'émancipation et le pouvoir d'agir dans une perspective d'égalité.

Malgré les diverses révisions que ce décret a connues au fil des années, la définition de l'éducation permanente figurant dans son article 1er est restée identique jusqu’à aujourd'hui ​(Welter, 2013)​.

L’ancienneté qui la caractérise, ainsi que son usage constant comme argument de référence pour les actions menées, soulèvent des interrogations sur le degré de maîtrise que nous pouvons en avoir et sur les multiples interprétations que cette définition peut susciter. Quels projets politiques et quels objectifs animaient ses initiateurs ? De quelle histoire récente est-elle le produit ?

Une première caractéristique à la base de la pensée des différentes modélisations de ce décret se trouve dans sa vision de la culture. Et plus précisément dans son approche consistant à combiner démocratisation de la culture et démocratie culturelle.

Par démocratisation de la culture, on entend permettre à chaque personne de comprendre et nommer le monde qui l’entoure, accéder aux productions des arts et des lettres sans discrimination économique, sociale, politique… Il s’agit plus d’une démarche d’intégration … dans une culture dominante.

La démocratie culturelle se distingue de la démocratisation culturelle par une vision plus transformative de la société qui vise à créer un environnement où les individus qui le souhaitent peuvent s’impliquer dans la production, la diffusion et la consommation de la culture.

Cette double approche vise à interroger et à resituer dans leur contexte les effets aliénants d’une culture de masse dont la fonction est de perpétuer un modèle de société sans le remettre en question.

Une deuxième particularité de la philosophie du décret provient de l’héritage laissé par l’éducation populaire qui inscrit son action dans une double perspective d’intégration et, en même temps, de rupture et d’imagination d’autres modèles de sociétés. Jean Pierre Nossent symbolise cette action par deux pôles en tension : un pôle intégration/promotion d'une part, et un pôle critique/rupture/émancipation d'autre part​ (Nossent, 2015)​.

Le pôle intégration vise à promouvoir la culture par l’appropriation des outils nécessaires à l’exercice de la citoyenneté et à la lutte contre toutes les formes d’inégalités. Derrière ces concepts, on entrevoit les visées de l’action sociale et culturelle d’intégration et les logiques de la démocratisation de la culture.

Le pôle critique, quant à lui, s'inscrit dans une perspective de changement et de rupture avec le contexte social existant. Il promeut une lutte contre toutes les formes d’inégalités persistantes, mais également une transformation radicale du contexte social et un refus d’une simple intégration à un système par ailleurs contesté.

Selon Jean-Pierre Nossent,

« c’est l’existence de cette double dimension qui permet de reconnaître les actions d’éducation permanente et de les distinguer notamment d’un travail d’aide sociale ou d’un travail de simple encadrement idéologique. »

Cette articulation à priori contradictoire entre accès à la culture ou production d’une contre-culture, entre intégration et contestation, trouve ses racines dans l’histoire de l’éducation ouvrière et du mouvement ouvrier belge. Les premières formes d’organisation et d’éducation ouvrières qui donneront naissance à l’éducation populaire et permanente sont structurées en trois piliers - laïque, chrétien et socialiste (Lire et écrire, 2017).

  • Le pilier laïque prend ses racines dans les idées des Lumières avec Condorcet et l’idée d’une éducation égale, universelle et aussi complète que possible. Dans ce cadre, l’éducation des ouvriers est un moyen de diffusion des idées des Lumières. Il s’agit plus d’une mission de distribution des connaissances plutôt que d’émancipation.
  • Le pilier chrétien est dans une démarche relativement similaire avec une volonté de former des esprits. Ce pilier ajoute l’action sociale à l’action culturelle. Apprentissage de la lecture, école du dimanche, œuvres caritatives, bénévolat en sont autant d’exemples. Notons également, le mouvement plus progressiste du début du 20e siècle, porté par Joseph Cardijn, incarné par la méthode "Voir-Juger-Agir". Ce courant vise à encourager les jeunes ouvriers à analyser leur vie, leurs conditions de travail et, surtout, à envisager des moyens de rendre la société plus juste.
  • Le pilier socialiste, quant à lui, reprend non seulement les inspirations précédentes, mais apporte également une volonté de rupture avec la société. Il associe des approches descendantes d’éducation populaire, allant de l’alphabétisation et des cours d’hygiène aux conférences de vulgarisation scientifique et aux séances de diffusion artistique, avec des initiatives affirmant une contre-culture de classe, telle que les écoles mutuelles, les journaux, les chorales et théâtres ouvriers, la littérature prolétarienne et les écoles socialistes.

À partir du début du 20e siècle, une dynamique d’institutionnalisation va se mettre en place et s’accentuer, et sera marquée par une intervention accrue des pouvoirs publics (État, provinces et communes), qui reprennent à leur charge diverses missions jusque-là assurées par les associations. Cette évolution s’accompagne du développement de politiques visant à démocratiser l’enseignement et la culture. Les décrets dits « d’éducation permanente », adoptés en 1976 et en 2003, reflètent un héritage de valeurs issues des conceptions de l’éducation ouvrière puis populaire, transmises par les piliers associatifs chrétiens et socialistes, ainsi que par des éléments de la culture laïque. Au regard de cette histoire, il devient plus aisé d’appréhender cette articulation particulière entre contestation et intégration.

Cette double action à la fois complémentaire et contradictoire doit attirer notre attention sur l’importance que l’on accorde à l’un ou l’autre pôle, et plus spécifiquement sur le pôle intégration/participation. Cette dérive se manifeste par une tendance à considérer les individus comme de simples objets d’intégration, de consommateurs de marché, y compris celui des services éducatifs et culturels plutôt que comme des acteurs de changement.

Le travail de l’UNESCO sur le thème de l’alphabétisation (Ibid.) illustre ces propos : « L’alphabétisation peut entrainer l’aliénation de l’individu en l’intégrant à un ordre établi sans lui. Elle peut l’intégrer, sans sa participation, à un modèle étranger de développement » et « l’activité d’alphabétisation s’inscrit dans le sens du statu quo et renforce les inégalités sociales lorsqu’elle ne permet qu’une appropriation limitée de cet outil culturel. »

L’histoire de près de cinquante années d’application du décret d’éducation permanente semble montrer une tendance à privilégier son axe intégration/promotion. Les mouvements de critique et d’action sociale se sont transformés en services socioculturels professionnels, principalement axés sur l’intégration. Leur objectif est avant tout de réduire les inégalités persistantes, une mission rendue nécessaire par l’absence ou l’insuffisance des initiatives publiques en faveur des populations fragilisées.

Selon Jean Pierre Nocent, avec l’adoption du décret de 1976, nombre d’organisations d’éducation permanente ont reçu des moyens structurels beaucoup plus importants pour poursuivre un travail de « sensibilisation de l'opinion, un travail de formation et d'encadrement idéologique de leur "base" afin qu’elles portent leurs revendications par rapport aux problèmes auxquels elles sont confrontées » (Nossent, 1996). En menant des actions d’engagement, d’expertise ou encore de plaidoyer, nous pouvons nous demander à quel point certaines associations ont peut-être trop mis l'accent sur l'encadrement idéologique.

Quels éclairages apportent ces éléments à notre réflexion sur l’autorité morale ? Il est difficile de passer à côté du concept de culture dominante lorsque l’on aborde le sujet de l’intégration et la démocratisation culturelle.

Par culture, nous entendons un groupe spécifique de personnes dont les caractéristiques qui le définissent incluent, entre autres, la religion, les convictions politiques, la langue, les attitudes, le statut socio-économique et les coutumes comportementales. Les cultures sont acquises et influencées par l’environnement, ce qui explique leur diversité, d’un groupe à l’autre. Dans ce cadre, la culture dominante est celle du groupe d’individus qui possèdent le plus de pouvoir dans la société.

Les cultures dominantes façonnent un récit qui écarte les voix des minorités. Elles présentent leurs expériences sous un angle qui renforce les normes en place. Ainsi, les cultures dominantes perpétuent des pensées et comportements fondés sur des préjugés, nourrissant une logique de division entre « nous » et « eux ».

Ceci peut avoir pour conséquence que des personnes appartenant à une culture dominante peuvent ne pas percevoir qu’il existe une hiérarchie sociale qui entraine un traitement différencié et privilégié. Si elles en sont conscientes, elles peuvent soit l’accepter passivement comme un état de fait, soit l’entériner activement, et ainsi éviter d’agir pour le changement. En résumé, appartenir à une culture dominante peut impliquer de ne pas à avoir à interroger sa position au sein de la société.

Cela étant, il apparait important d’investiguer d’autres perspectives que la simple opposition binaire entre déterminisme et agentivité. En effet, il ne faut pas tomber dans le piège de la "maternisation" des individus, comme si les personnes n'étaient que le produit passif des institutions qui les malmènent. Si l’on peut penser les participant·es parfois au travers d’une forme de sujétion (Salva, 2007), ils ne sont pas des acteurs entièrement soumis ; ils disposent de marges de manœuvre, d’espaces où ils peuvent s'opposer ou se distancer des contraintes institutionnelles. Michel de Certeau conceptualise ce qu’il nomme « les tactiques ». Les individus, d’où qu’ils soient et où qu’ils se trouvent sont à même de se réapproprier les normes et de contourner les structures de pouvoir, comme un acte de résistance à l’autorité créant un nouveau sens au réel et cela même dans les formes les plus évidentes de domination. On peut dès lors se demander si ce type de tactique peut naître d’une pratique renouvelée de l’EP ou si elle ne peut immanquablement naître que des espaces de liberté non institutionnalisés dont les individus se saisiraient, sans la médiation d’aucune autre forme d’autorité morale qu’eux-mêmes ? D’autres pensent cependant que « la liberté dont il (l’individu) peut se prévaloir n’est (…) qu’illusoire (…) » (Proux, 1994).

conclusion

Ces réflexions mettent en évidence des questions cruciales d’usage conscient ou non d’une forme d’autorité morale et culturelle que peut représenter le champ de l’éducation en général et plus spécifiquement ici l’éducation permanente.

Elles soulignent la pertinence d’interroger globalement, et principalement au travers de ses dirigeant·es, les espaces plus macro-sociétaux sur lesquels elles structurent leurs finalités et leurs méthodes de travail et plus spécifiquement dans les pratiques de ses travailleur·euses et les dynamiques que ce macrocosme induit auprès de ses publics.

Ici, l’ASBL d’éducation permanente incarne une forme d'autorité morale qui, bien souvent, repose sur des mécanismes de pouvoir implicites et diffus. L’institution exerce une forme de domination symbolique, une autorité omniprésente qui, peu importe les situations, conditionne les relations et donc les méthodes par lesquelles elles prennent forme.

Il est aujourd’hui nécessaire de penser les pratiques dans le cadre de l’éducation permanente qui est, par essence, une institution dominante, en dépassant la simple idée que la démarche émancipatrice est exempte de dérives. Elle peut aussi être l’instrument de reproduction des rapports de pouvoir existants.

Loin d’être neutre, l’éducation permanente participe plus ou moins consciemment à ce que Gramsci appelle l'hégémonie culturelle, où des groupes dominants imposent, valorisent des normes, des valeurs et des savoirs, façonnant ainsi la vision du monde des individus, même lorsqu'ils sont entendus comme acteurs de leur propre émancipation (Gramsci, 1971).

Dans ce contexte, l'animateur·rice, malgré sa volonté d'accompagner l'émancipation (lue, entendue et admise) des participant·es, incarne souvent une autorité morale. Comme dit, son pouvoir ne se limite pas à des structures hiérarchiques visibles, mais se diffuse à travers des pratiques quotidiennes, dans des mécanismes de surveillance (Raffnsøe, 2008) et surtout dans ce cadre-ci de régulation. En ce sens, l'animateur·rice est une figure d'autorité, même si ce pouvoir est souvent perçu comme bienveillant et dévoué à la cause éducative. Cette autorité, bien que discrète, limite l'autonomie des participant·es et inscrit le processus éducatif dans une relation asymétrique. Il est à rappeler que l’animateur·rice même est sujet de l’institution à laquelle il ou elle fait partie. Ainsi, il devient également impératif de repenser l'institution.

Pour limiter voire transformer l'espace d'autorité morale, une approche véritablement collective (Habermas, 1981) permettrait non seulement de réduire l'impact de l'autorité morale, mais aussi de favoriser une véritable émancipation des participant·es, en leur donnant la possibilité de réinterroger les normes et valeurs imposées. Même celle de l’institution, de son équipe, et des normes admises à priori (et parfois superficiellement acceptées donc) par le collectif en présence.

Cela induit également une réflexion critique sur le rôle même de l'institution, celui qu’elle se donne, qu’elle se fixe, qu’elle a véritablement, et la multiplicité des réponses données par les agents formateurs de l’institution elle-même. Cela en induisant des questions autour de sa vocation à dominer ou à accompagner l'émancipation. En effet, la simple répartition des rôles et des pouvoirs dans l'ASBL ne suffit pas à renverser les rapports de domination. Il est nécessaire de repenser la structure même de l'institution et la manière dont elle peut offrir un espace réellement égalitaire, avec les participant·es, ceux et celles qui exercent l'animation, et les partenaires. Ce processus de déconstruction de l'autorité morale est essentiel si l'on veut véritablement dépasser les formes contemporaines d'hégémonies culturelles.

Lancez le débat autour de vous !
Quelles valeurs et quelles méthodes
se cachent derrière le concept d’émancipation ?
Permet-il une trop large gamme d’interprétations ?
Est-il pensé pour, par ou avec l’Autre ?

© 2025 Citoyenneté & Participation

Citoyenneté & Participation (CPCP asbl)
Avenue des arts, 50 bte6
1000 Bruxelles
02/318 44 33 - info@cpcp.be

© CPCP asbl 2025 - Vie privée | Politique de confidentialité -
Statut RPM Bruxelles - BCE : 0409.117.690 -
IBAN : BE67 3101 6586 0487