Partie III

Les Fissures de l'autorité

Le repérage de l’acceptabilité d’un système est indissociable du repérage de ce qui le rend difficile à accepter : son arbitraire en termes de connaissance, sa violence en termes de pouvoir

Foucault, Qu’est-ce que la critique ?, 1978.

squat, pratique de la désobéissance civile

les ambiguïtés de sa
récuperation par l'autorité

Olivia Martou

Temps de lecture estimé : 10 min

Nécessité de la désobéissance civile dans un contexte de déreponsabilisation de l’état

De nos jours, habiter dignement dans un logement salubre et abordable devient quasi-impossible pour une part croissante de la population belge. À Bruxelles, un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté avec un risque d’expulsion sociale (SPF Sécurité Sociale, 2022), alors que le prix médian des loyers en perpétuelle augmentation y est le plus élevé en Belgique. Cinquante-quatre pourcents des habitant·e·s y sont locataires sur le marché privé, un secteur où les loyers sont fixés librement par les propriétaires (Médor, 2024). Or, d’après les chiffres de l’Institut bruxellois de statistique et d’analyse (ISBA) (2023), une personne sur deux rentre dans les conditions de revenu pour accéder au logement social. Cependant, l’attente pour les ménages inscrits pour un logement social - 51.516 selon le RBDH (2024) - se joue entre 9 et 19 ans (Le Soir, février 2023) selon les critères et les points de priorité pour y accéder. Qui plus est, on dénombre entre 17.000 et 26.400 logements présumés vides dont 40% des propriétaires, entre 2017 et 2021, n’ont pas honoré leur amende et aucune procédure de recouvrement n’a été prévue. En toute impunité, les propriétaires évincent la sanction en maintenant le logement vide (RBDH, 2024). Finalement, à Bruxelles, aujourd’hui, il est dénombré une dizaine d’expulsions locatives par jour (L’Ilot, 2025), s’éloignant toujours un peu plus du droit constitutionnel belge (article 23) à un logement décent.

Dans l’étau qui se resserre petit à petit sur les locataires, certaines personnes n’ont plus le choix : c’est la rue ou le squat. « Sur les plus de 7.000 personnes en situation de mal-logement ou de sans-abrisme dénombrées par Bruss’Help en 2022, près de 16 % vivent dans des occupations temporaires et près de 12 % dans des squats. Pour la plupart des squatteur·euses, le squat est souvent la dernière étape avant la rue. » (Fébul, 2024). Cette crise du logement, couplée aux logiques de sur-responsabilisation individuelle sous-tendant l’action sociale, mène à l'isolement et à la stigmatisation de celles ou de ceux qui n’ont pas les moyens de s'en sortir (Evrard Z. et Piron D, 2023). En effet, sans ressource, sans entourage soutenant et sans structure accompagnatrice non-infantilisante, il est très compliqué d’obtenir un accès serein au logement.

Dans cette conjoncture de plus en plus étouffante pour une part non-négligeable de personnes en situation de sans-chez-soirisme, les solutions alternatives et créatives existent et sont nécessaires pour pallier les manquements en matière de droit au logement. Nous allons montrer dans cette analyse que ces solutions sont tantôt réprimées - squat, tantôt récupérées (reconnues ?) - convention d’occupation précaire par les politiques publiques et les acteurs immobiliers privés, coupant encore davantage le souffle aux personnes démunies.

Pour appuyer nos propos, nous avons recueilli la parole de plusieurs structures actives sur le terrain et dans le plaidoyer pour le droit au logement (logement social, squat, convention d’occupation précaire, lutte contre le vide, etc.). Pour préserver l’anonymat de nos intervenant·e·s et de leur structure, nous ne les nommerons pas explicitement. Tous les extraits mentionnés entre guillemets dans cet article sont les paroles des intervenant·e·s prononcées lors des différents entretiens. Ils seront parfois précisés pour une meilleure compréhension du contexte.

la désobéissance civile dans le cadre du droit belge 
et du droit au logement

La désobéissance civile (DC) « ne connait pas une définition universellement reconnue » (Forst M., 2024), mais elle traverse le temps avec des personnalités phares comme Thoreau, Gandhi ou encore Martin Luther King. La littérature abonde à ce sujet. Ses auteurs (Arendt, Rawls, Dworkin, etc.) détaillent chaque élément de sa typologie et tentent de la définir au regard de la démocratie. A l’instar de QUINOA asbl, nous avons décidé de retenir 8 éléments-clés. La DC est : publique, collective, au nom de l'intérêt général supérieur [le Bien Commun], illégale, non-violente, en dernier recours, décidée en conscience et elle en assume les conséquences. Des poursuites judiciaires peuvent être engagées et conduire à des amendes et/ou à la prison. La DC n’agit pas seulement pour dénoncer une injustice, mais pour obtenir la justice, au-delà même parfois de ce que la loi prescrit. Si le procès peut être lourd de conséquences, il peut aussi être une occasion de donner une visibilité publique à l’injustice dénoncée, de modifier le rapport de force et in fine de faire évoluer la loi ou la jurisprudence.

En Belgique, le droit à la désobéissance civile « n’est pas expressément consacré, ni par le pouvoir législatif ou constituant, ni par le pouvoir juridictionnel » (Charles S., 2023). Salomé Charles, dans son travail universitaire sur la DC belge, apporte ces éclaircissements sur la complexité de sa mise en œuvre dans le droit belge. Nous pouvons retenir que la DC, est un acte qui vise à éveiller les consciences, dépasse largement la sphère juridique car elle est surtout de nature politique. Ainsi, l’absence de cadre dans le droit belge a pour conséquence de laisser le pouvoir à la libre interprétation du juge, toujours à la lumière de la loi. Toutefois, le juge qui apprécie les actions de DC, tenu de statuer sur la base du droit pénal uniquement, ne peut rendre une réponse pleinement satisfaisante au regard de la question sociétale soulevée. Finalement, le droit belge, malgré une certaine tolérance des juges, tend à dissuader les acteur·ices de la DC d’agir, en raison de l'absence de reconnaissance formelle et spécifique de son état de nécessité par les tribunaux. Nous ne pouvons cependant pas nier que la justice pénale est une opportunité pour les désobéissant·e·s de faire entendre leurs arguments, mettre en lumière l’injustice pour le grand public et avoir un effet sur la jurisprudence. En somme, et pour ouvrir la réflexion dans notre monde actuel : faut-il légiférer la désobéissance civile, un principe foncièrement subjectif, dans un but de le légitimer, au risque de cloisonner ce levier d’action et de lutte face à l’effondrement de notre démocratie représentative ?

Nous pensons que le droit et les politiques belges en matière de logement sont fondamentalement sources d’inégalités et que la contestation est nécessaire. Dans ce sens, Arendt défend le besoin essentiel de DC et souligne la nécessité de « faire une place à la DC dans le fonctionnement de nos institutions publiques » (1994, p.107). De plus, Rancière (2010) amène une autre dimension à la DC avec le dissensus. C'est le moment où les dominés ou les exclus se lèvent pour renverser, à leur échelle et de façon précaire, le rapport de force et ainsi redéfinir ce qui est visible et légitime dans la société. Ils créent leur propre espace démocratique pour mieux exiger une véritable égalité dans l’espace urbain. Enfin, Butler (2021) prône la non-violence, une attitude éthico-politique qui ne vise pas à renverser le pouvoir établit, même s’il est considéré comme illégitime et injuste, mais à affirmer sa présence politique dans l’espace public face aux logiques d’exclusion.

La désobéissance civile, et non pas uniquement « criminelle », est aujourd’hui réprimée et criminalisée par les autorités politiques dans le cadre du logement par le squat, les expulsions, l’accueil des sans-papiers chez soi, etc. Un cas concret, les squatteur·euse·s ont été poussé·e·s vers l’extrémité du spectre de la DC en 2017 avec la loi anti-squat (modifiée en 2022). Tout à coup, leur pratique d’habitat pour éviter la rue, pour compenser une expulsion scandaleuse ou autre, devient criminelle et pénalisée. C’est sans parler de l’accélération du processus d’expulsion des occupant·e·s lors d’une requête unilatérale douteuse au tribunal par le propriétaire. En effet, lorsque les occupant·e·s ne sont pas identifié·e·s, le·a propriétaire a le droit de plaider devant le juge (sans avoir averti les personnes concernées), et gagne presque toujours le procès d’expulsion. Or, dans la grande majorité des cas, le·a propriétaire est informé de leur présence par les occupant·e·s. eux/elles-mêmes au début de l’occupation (mémorandum RBDH, p.38-39). Cette stratégie par la voie juridique, dont souvent le propriétaire se saisit fort de son capital social, économique et symbolique, cristallise un rapport de domination au détriment de familles entières, laissant le logement vide à nouveau pour un temps...

Pratique du squat, une réalité aux multiples facettes

Nous avons demandé à des accompagnateur·ices de groupes d’occupant·e·s et des squatteur·euse·s leur avis sur le squat d’espaces inoccupés. Selon elleux, la pratique du squat remplit au moins trois fonctions.

La première est la nécessité du besoin d’habitat. Contrairement à une opinion préconçue, il n’est pas directement question de défier l’autorité. Il ne s’agit pas d’une forme de challenge ou d’arrogance selon laquelle « on vient emmerder pour le principe » les politiques. En réalité, il s’agit simplement d’un ultime moyen pour accéder à son droit le plus fondamental.

La deuxième fonction est contenue dans l’exigence de « concrétiser des logements [et espaces] vides » sur le territoire de Bruxelles-capitale dont la densité de population est en augmentation (IBSA, 2024) et où l’accès à un logement décent et salubre est quasi-impossible pour un nombre grandissant de personnes (Médor, 2024). Elle fait échos à un sentiment de légitimité immuable qui redonne la ville à tout le monde, et qui « met les politiques face à leurs incohérences ». Il est ici question de poser indirectement un acte politique de contestation face à une autorité dont l’action (ou l’inaction) est jugée illégitime.

Finalement, la troisième se situe pleinement dans le champ d’action politique (dit DC ou action directe). Une intervenante donne une illustration grâce à son travail avec des groupes de demandeurs de protection internationale. En plus des deux autres fonctions, elle ajoute la volonté d’exposer publiquement la politique (ici migratoire) qui pose problème. L’objectif conscient est de rendre visible, de faire connaitre et de dénoncer la norme excluante qui laisse à la rue des personnes censées bénéficier d’un droit au logement. L’épée de Damoclès de l’expulsion du territoire belge pend constamment au-dessus de leur tête. Iels « n’ont pas grand-chose à perdre » et n’hésitent pas à squatter, entre autres, des bâtiments symboliques (ex : fédéral).

Cette stratégie est de l’ordre du dissensus (Rancière, 2010), c’est-à-dire selon une intervenante : « Il y a un retournement du stigmate. Dans le sens où, oui effectivement on a besoin de squatter, mais on squatte aussi parce qu’on estime que c’est un acte politique intéressant ». La loi anti-squat de 2017 n’a fait qu’accentuer le caractère criminalisé de cette pratique et renforcer le rapport de force au profit des propriétaires. En parallèle à cette tendance à la criminalisation du squat, la convention d’occupation précaire, en expansion auprès des entités politiques régionales (Bernard N., 2018, p.3), apparait alors comme une réponse possible, comme une solution temporaire. Dans la suite de cet article, nous tentons d’expliquer et d’analyser de façon critique ce nouvel objet juridique en matière de logement.

Reconnaissance ou récupération ?

La pratique du squat, une occupation sans titre ni droit, occupe une place particulière dans le rapport de force à l’œuvre entre le politique, les structures privées, le secteur associatif et les collectifs militants. En effet, le squat, initialement pensé comme une forme de désobéissance civile, perd en partie sa qualité disruptive et politique dans la mesure où il est « repris » par les pouvoirs politiques et les propriétaires privés. “Loin d’être lui-même éphémère, le vaste mouvement de l’occupation temporaire ou précaire s’ancre véritablement dans le paysage urbain bruxellois”, en atteste le « guide pratique et juridique des occupations précaires » de l‘administration bruxelloise (Bernard N., 2018).

Pour simplifier les propos de nos intervenant·e·s et la complexité du mécanisme, la convention est née d’une souplesse juridique qui repose sur le principe de liberté contractuelle. En d’autres mots, l’illégalité de la pratique du squat et la grande difficulté d’accès à un contrat de bail « classique » pour de nombreuses personnes, poussent vers la rue un nombre croissant de ménages sans autre solution de logement. Pour pallier cette situation difficile dans un espace flou au sens de la loi, un mécanisme juridique compense : la convention d’occupation précaire. Un contrat, un accord entre les deux parties (le·a propriétaire et les occupant·e·s), libres de contracter ensemble en accord avec l’art.5.14 du Code Civil, se formalise en fonction de la réalité et des conditions de l’occupation. La convention permet alors de loger pour un temps, dans un certain cadre légal des familles entières pour éviter la rue.

Une typologie informelle se dessine : les conventions subventionnées par l’État, où les occupant·e·s dépendent du pouvoir subsidiant pour occuper le bâtiment (charges, petits travaux, etc.) ; les conventions autogérées, caractérisées par une organisation interne et le paiement d’une faible indemnité par les occupant·e·s pour faire vivre le lieu ; et les conventions commerciales où une indemnité élevée est versée pour y développer une activité, générant un profit pour le·a propriétaire.

Au moyen d’une convention d’occupation précaire les pouvoirs publics subventionnent et encadrent les projets d’occupation précaire pour pallier les manquements de logements, entre autres, dans l’accueil des personnes sans-papiers ou sans abris. Une stratégie aux multiples finalités (Bernard N., 2018) : rassurer les politiques, les occupant·e·s sont identifié·e·s et sous contrôle ; éviter que les bâtiments ne se détériorent ; remédier, a minima et pour un temps, au "problème” des sans-papiers ; éviter la taxe d’inoccupation ; éviter la pratique du squat « sauvage ». Cette technique a également le vent en poupe dans le privé. Certain·e·s propriétaires voient une opportunité pour conventionner délibérément une occupation temporaire dans leur bâtiment, échappant aux règles impératives des droits du bail relativement bien encadrées juridiquement. Une façon de palier l’inoccupation temporaire de leur bien vide tout en profitant des stratagèmes mentionnés ci-dessus.

Dans le cas des occupations temporaires « à finalité sociale », « ça permet à des grands groupes de rester de manière pérenne et de ne pas se faire éjecter directement parce qu'il y a une garantie, une autorité » - allant de pair avec un ensemble de règles, la convention fait avancer la lutte pour des groupes plus fragilisés et met en place un réseau de soutien autour des groupes. Par ailleurs, l‘institutionnalisation de cette pratique est un processus dans lequel les groupes militants et les associations « doivent naviguer pour ne pas aboutir et/ou consentir à des pratiques autoritaires et trop réglementées ».

La récupération publique et privée de cette pratique, à la base issue de la désobéissance civile, n’est pas sans conséquence ; « j’ai [intervenante de terrain] l'impression que squatter sans convention maintenant c'est quasiment devenu impossible, donc en fait ça pénalise aussi les groupes qui n'ont pas de possibilité de signer des conventions ». Cela amène « à discréditer toutes les autres activités de squat plus “sauvage” », et déforcer par conséquent la lutte contre le vide.

De surcroit, de plus en plus de conventions d’occupation temporaire ne font plus la part belle aux logements ! Un grand nombre de conventions d’occupation précaires participent à la « gentrification du logement ». Divers types d’activités (productives, économiques, socio-culturelles, artisanales, éducatives…) sont initiées et testées par des porteurs de projets de tous horizons qui cherchent des espaces à faible coût pour tester leur projet. Ces types d’occupations ne répondent pas aux réels besoins de logement tout en proposant des indemnités peu abordables pour le public concerné à la base par les conventions d’occupation précaire.

Conclusion : un pansement (nécessaire) occultant la nécessité d’une réforme structurelle

La convention d’occupation précaire, une solution "pansement", pourrait renforcer les inégalités existantes en facilitant la réappropriation du logement par les acteur·ice·s les plus privilégié·es. Celles et ceux qui en maîtrisent les rouages politiques et administratifs sont en mesure d’en tirer avantage, tandis que les publics les plus précarisés sont davantage marginalisés, confrontés à une insécurité constante. La vigilance est alors de mise pour mettre la priorité sur des conventions “à finalité sociale”.

Par ailleurs, la criminalisation du squat réduit drastiquement les alternatives pour les personnes en situation de mal-logement ou de sans-abrisme. Il devient de plus en plus difficile d’occuper un bâtiment sans passer par une convention d’occupation précaire, ce qui contraint les habitant·e·s à se conformer à des cadres imposés, souvent au détriment de leur autonomie et de leurs droits. L’encadrement de cette pratique peut accentuer le rapport de force et de pouvoir dans un contexte de répression des pratiques d’habitat pourtant essentiels à la dignité humaine.

Dans un contexte où le logement à Bruxelles est de plus en plus inaccessible, avec des loyers élevés et un parc immobilier vieilli (Médor, 2024), ces conventions apparaissent comme un outil de gestion de la crise plutôt qu’une véritable solution. Si elles répondent à un besoin immédiat et nécessaire, elles ne constituent pas une réponse durable aux crises du logement. Au contraire, ne risquent-elles pas, en normalisant des solutions temporaires, de masquer l’urgence d’une réforme structurelle en profondeur ? Tout en palliant ponctuellement les lacunes du marché et des politiques publiques inadaptées, il est essentiel d’agir en profondeur sur le droit au logement, en garantissant un accès digne, abordable et émancipateur pour tous et toutes.

Lancez le débat autour de vous !
Quelles pistes de solution pour résoudre la crise du logement ?
Comment l’État devrait-il réagir face aux stratégies alternatives,
notamment développées sous forme de désobéissance civile,
dans le contexte de crise sociale et économique actuel ?

© 2025 Citoyenneté & Participation

Citoyenneté & Participation (CPCP asbl)
Avenue des arts, 50 bte6
1000 Bruxelles
02/318 44 33 - info@cpcp.be

© CPCP asbl 2025 - Vie privée | Politique de confidentialité -
Statut RPM Bruxelles - BCE : 0409.117.690 -
IBAN : BE67 3101 6586 0487